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Basse Terre, le 8 janvier 1844
Voici une circulaire pour mes amis
A mes amis
J’ai visité la Pointe à Pitre. J’ai
vu des ruines, ruines modernes, dont le spectacle attriste bien
plus profondément que l’aspect de celles où
le temps a posé son empreinte et qui sont froides et
muettes.
A côté de cette désolation, j’ai trouvé
l’esclavage. Cent dix mille hommes sont esclaves en Guadeloupe.
L’esclavage est une affreuse condition. Si je pouvais
d’un seul mot affranchir cette population, je ne prononcerais
pas ce mot, parce que je ruinerais les maîtres, qui sont
d’honnêtes gens, parce que l’affranchissement
ne serait que fictif. Le joug de l’ignorance, le joug
de la misère, le joug du vice subsisteraient.
On n’est pas libre dans un pareil assujettissement. On
juge mal ceci en Europe. Je ne quitterai pas la Guadeloupe sans
avoir fait à un homme, qui en sera digne, le plus beau
de tous les présents, la liberté !
Je la lui donnerai au nom de Louise, c’est le nom de ma
femme.
Je l’appellerai Nicolas, c’est le nom de mon père.
Je ne veux pas le tirer de l’esclavage pour le plonger
dans la misère, il faut qu’il puisse être
honnête homme. Il aura une dot. Je la lui donnerai au
nom de mes amis.
Que ceux qui m’aiment s’associent à cette
œuvre ! Ma femme inscrira leurs noms et recevra leur offrande.
J'y comprends les tiens, tous ceux et toutes celles qui t'aiment
sont mes amis. Tâche de n'en oublier aucun de ceux qui
nous aiment véritablement. Tu me feras connaître
le montant de ce qu'on t'adressera. Tu disposeras de cet argent,
dont je prélèverai l'équivalent sur mes
traitements. Que ceci se fasse sans bruit, sans ostentation,
avec la discrétion de l'amitié, qui doit seule
être associée à notre projet. Ed. et De.(gouvernante
et conducteur de travaux) qui m'ont suivi dans l'exil, que j'ai
accepté et qui adoucissent mes peines par leur affection
évidente et si désintéressée, seront
admis au privilège que je réserve pour mes amis.
Je veux qu'ils contribuent à l'affranchissement d'un
homme pour que le Sauveur leur dise un jour : "Venez, les
bénis de mon père, j'étais garrotté
et vous avez rompu mes chaînes."
Fais bien attention qu'en adressant ma circulaire sur le rachat
de Nicolas à mes amis, c'est un privilège que
je leur accorde en leur offrant de concourir à une chose
que je me réjouis de faire. Il ne faut donc pas prodiguer
cette circulaire et ne l'envoyer qu'aux véritables camarades
de cœur, ne pas insister et surtout ne faire aucun bruit.
Le Bon Dieu a horreur des esclandres et des trompettes, il aime
la discrétion et l'humilité. Vingt sous du curé
d'Etang (village en Saône et Loire d’où sa
femme était originaire) sanctifieront notre œuvre
mieux que des poignées de louis jetés avec ostentation
dans une bourse que tu porterais en gants blancs. Je serais
bien aise que mon cantonnier y coopérât pour quelques
centimes ; cet homme est mon ami et je suis le sien, nous le
savons parfaitement tous les deux. Je ne le renierais pas, quand
je serais pair de France et lui casseur de pierre. Dis à
Ly.de lui écrire, qu'elle lui donne de mes nouvelles,
qu'elle l'informe du filleul et qu'elle lui dise que je désire
que mes amis m'aident à racheter un esclave, que je le
prie de t'envoyer quelque chose en se privant un peu ; il faut
cela pour que ce soit joli. Quand il t'aura fait passer son
contingent, nous lui ferons un petit cadeau de camarade pour
le dédommager et le récompenser, afin que ce soit
tout à fait joli.
Hy., l'esclave que je veux affranchir et que j’appellerai
Nicolas, est placé dans mes bureaux comme garçon
de bureau. Je lui fais payer cinquante quatre francs par mois,
il en donne trente à son maître, qui le laisse
dans ma maison, où je le nourris et le loge. Il fait
notre cuisine et notre ménage et me donne vingt francs
par mois. Il garde quatre francs pour faire le monsieur. C'est
un excellent homme, je lui apprends à lire à mes
moments perdus, il me regarde comme le messie. Tu vois, ma bonne
amie, qu'en même temps que je cherche à faire une
chose utile, je ne néglige aucun des moyens possibles
pour y parvenir. Cet homme contribuera avec mes amis et avec
moi à son affranchissement et j'espère que je
parviendrai à lui faire un sort convenable en lui donnant
la liberté. Il défend mes intérêts
avec acharnement, se met en quatre, cherche à deviner
ce qui me fait plaisir, il visite Ed., l'encourage et lui parle
de sa prochaine guérison. Quand il imagine qu'un fruit
ou autre chose me fait envie, il n'a ni fin ni cesse qu'il ne
se le soit procuré et il le pose négligemment
à côté de mon assiette. Il est fort comme
un hercule, mais, comme tout le monde, il est souvent malade.
Il soigne mon cheval et se met dans des colères du diable
quand il voit qu'on ne l'a pas bien arrangé en route
; il se rengorge à mesure qu'il engraisse et me dit avec
une satisfaction orgueilleuse : " Moi bien soin de cheval
à vous, être vaillant à présent,
faire le monsieur, donner beaucoup zherbes fraîches et
beaucoup fèves à lui, fèves encore et fort
engraisser pour faire honneur à vous."
Il a remarqué ma joie, lorsque je reçois tes lettres.
Dés que le bateau à vapeur arrive, il entend le
coup de canon et court à la poste ; il arrive triomphant,
quand il trouve une lettre et me l'apporte en me disant : "Moi
aller à la poste et trouver lettre à vous de Madame
Lu..." Et alors, il rit en montrant une rangée de
dents blanches comme de l'ivoire et qui feraient honneur à
un éléphant.
« Monsieur Be.pas malade ici, lui être tout créole,
faire tout bien pour garder santé à lui, n'avoir
pas peur, pas manger piment ni fruit mauvais, pas boire tafia,
porter toujours très bien. »
L'affranchissement d'un esclave est une affaire d'un millier
d'écus, nous en viendrons à bout.
Il est évident que pour bien faire, il faudrait opérer
son rachat le plus tôt possible.
Je vais tâcher d'acheter tout de suite Nicolas. De.est
en tournée, il va passer par la Pointe à Pitre
où est le maître auquel Nicolas appartient. Il
tachera de le marchander. Je lui ai recommandé de lui
dire qu'il est d'une mauvaise santé et qu'il pourrait
bien ne pas faire de vieux os. C'est permis d'employer les rubriques
du trafiquant pour racheter un homme et je ne dis que la vérité,
car il est souvent malade et je crois qu'il a la conscience
de l'ignominie de sa situation, ce qui contribue à l'aggravation
de son mal.
En me promenant hier avec l'ordonnateur nous avons parlé
de l'esclavage et des races d'hommes et nous étions entièrement
d'accord sur tous les points. Il pense que les hommes sont bons
et qu'il n'y a pas trente-six souches. Si vous me proposez des
nègres pour leur donner des grades et leur confier des
commandements, je ne m'occuperai nullement de la couleur de
leur peau. A vous de voir s'ils sont capables et honnêtes.
Seulement, je vous engage à bien faire attention à
ce que vous proposez et à ne pas négliger les
préjugés de ce pays-ci, vous pourriez vous susciter
bien des ennuis.
J'ai écrit au père Ja.sur l'abolition de l'esclavage,
j'ai envoyé ma lettre à Papa, qui jugera si elle
doit être expédiée. Si on voulait me donner
carte blanche, j'affranchirais trois cent mille hommes sans
secousse, sans perturbation et sans dépenser un liard
; c'est un beau problème et je le résoudrais,
j'en suis certain. J'en crèverais peut-être, mais
je tâcherais de ne crever qu'après que la besogne
serait faite et j'aurais une belle réception là-bas.
Si on n'y prend pas garde, la France y mangera un milliard et
ne fera que du gâchis !
Voilà un petit dialogue qui vient d'avoir lieu entre
Nicolas et moi :
-"Eh ! bien, mon pauvre Nicolas, j'espère que vous
allez être bientôt libre !"
-"Oh ! moi être bien content, plus jamais du tout
quitter vous."
-"Mais, comprenez bien que je vous donne la liberté,
je n'entends pas du tout vous la donner à condition que
vous restiez avec moi comme un esclave."
-" Moi, bien entendre pouvoir quitter vous, si moi vouloir,
mais point vouloir quitter maître qui rachète moi,
être toujours comme ça ici."
-" C'est possible qu'on fasse comme cela, si c'est l'habitude,
mais je ne veux pas que vous pensiez que vous êtes obligé
de la regarder comme une loi. Vous serez libre et parfaitement
libre."
-" Moi, pas du tout libre de quitter maître qui rachète."
-" Vous ne comprenez pas bien, supposez que je vous donne
mon cheval, et bien ce ne sera pas à la condition que
vous le porterez, c'est pour vous en servir. Eh ! bien, si je
vous donne la liberté, ce n'est pas pour vous obliger
à me suivre."
-" Oui, bien comprendre, si donner cheval à moi,
lui porter moi, mais moi pas jamais vendre lui, toujours garder
cheval que maître donne à moi."
-" Pourtant, vous aimez bien monsieur Si.(prédécesseur
d’Eugène Be.) et il va revenir, quand je m'en irai."
-" Oh ! non, pas revenir, dire pays infernal pour faire
crever."
-"Mais s'il revenait ?"
-" Eh! bien, quitter Monsieur Si.et suivre vous. Mais pas
revenir du tout, dire toujours pays infernal pour faire crever."
-" C'est qu'il ne faisait pas trop bon, quand il s'en est
allé ?"
-" Oh ! non, pas bon, nous avoir quitté Pointe à
Pitre lundi, revenir mercredi, trouvé maison à
trois étages tombée, avoir oublié gilet
et lorgnette dans chambre en haut, moi chercher dans les pierres
et trouvé gilet et lorgnette pas cassée. Grosse
dame de maison, deux cuisses coupées et morte demain
; moi, courir chercher valise monsieur SIAU, rencontrer militaire,
prendre moi par le bras, marcher tout de suite pour tenir femme
à couper jambe, moi pas vouloir marcher du tout, être
forcé, trembler, blême, et médecin dire
« mon ami aller dehors », moi courir cacher moi,
plus sortir de huit jours pour voir couper jambes. Sortir après
huit jours, trouver encore militaires pour faire porter morts
après gonflés, sentir très mauvais, noirs
et pourris et toujours marcher avec civière pour vider
cadavres en mer, rentrer le soir et cacher moi derrière
lit monsieur SIAU, plus sortir du tout quinze jours et manger
biscuits et pas poser morts ni tenir femme à couper jambe.
Moi, mieux aimer couper tête à moi. "
Les mœurs de ce pays-ci sont très curieuses et ne
ressemblent guère aux nôtres. Tout ce qui a du
sang nègre dans les veines, serait-il blanc comme mon
papier est paria, bâtard, matière taillable, race
de bestiaux, bon à vendre, à atteler, à
rosser. Leur contact déshonore, comme le contact du bourreau.
On vous croirait pestiféré, si vous leur donnez
la main et pourtant, ici, donner la main, c'est pour saluer,
c'est vous dire qu'on vous regarde comme un brave homme.
Ne parlons donc pas des nègres, ils sont parqués
et font partie du matériel de bétail, qui constitue
l’habitation, terme qui équivaut à celui
de terre, propriété ou autre. Les blancs sont
frères, ils sont tous nobles, tous égaux, tous
admissibles. Le travail les avilirait, ils se gardent bien d’en
faire. J’ai un voisin blanc, qui tient un cabaret, je
ne voudrais assurément pas de lui pour cent écus
par an qu’il me donnerait, pour m’en faire mon valet
d’écurie, mon décrotteur, mon aide-mécanique.
Quand il n’est pas mort-ivre, il est saoul. Alors il parle
comme une crécelle ou comme une tourterelle; c’est
un moulin détraqué, un tournebroche dont le volant
vient de tomber, une vieille poulie qui grince, une porte d’armoire
mal graissée. C’est un pourceau qui grogne, un
sagouin qui rote, un vilain qui dégoise un tas d’ordures
et d’incongruités. Ecoute le dire des douceurs
à sa moitié, créature encore plus ignoble
que son mari. C’est un beau couple, qu’il fait bon
entendre deviser pour s’instruire :
-« Je te dis que tu n’es qu’une carne et un
chameau. Si tu ne tais pas ta gueule, je vas la caresser avec
mon éventail, tu le connais déjà, c’est
mon manche à balai. »
- « Tu sais que j’en détache à l’occasion,
sale bête que tu es, mauvaise drogue, chienne de pourriture,
tu déshonore mon nom de Tr., je te donne un quart d’heure
pour débarrasser la maison, il n’est que temps,
va-t-en ! File, file, hue morue ! »
Et là-dessus il la met à la porte à grands
coups de pieds au cul, puis il ferme les portes et achève
de se saouler mort-ivre. Alors la femme rentre par une issue
quelconque que lui ouvre son fils, elle est ordinairement saoule,
et elle s’achève avec ce qui reste sur la table,
puis ils tombent dans les bras l’un de l’autre,
ils font sous eux et se lancent des fusées au visage
réciproquement pendant le reste de la nuit.
Eh ! bien, ceci est au vu et au su de toute la ville et tout
le monde les salue, leur dit bonjour. Le directeur de l’intérieur
fait comme les autres, tous les bourgeois leur adressent quelques
mots agréables en passant. Il s se prennent de gueule
régulièrement quarante fois par semaine avec de
pauvres nègres, qui cheminent tranquillement avec leurs
fardeaux qu’ils portent en ville. Dernièrement
ce monsieur Tr. a brutalement poussé un petit enfant
de quatre ou cinq ans qui suivait son père en trottinant.
Le père s’est retourné, ce caractère
est incompatible avec la servitude, c’est une dignité
qui proteste et qui se révolte quand on l’atteint
:
-« C’est mon enfant, Monsieur, vous êtes un
misérable et je vous défie d’y toucher.
N’approchez pas ou je vous éventre. »
A l’instant même mon ivrogne a fait saisir le nègre
insolent par la gendarmerie, qui le conduisit en prison.
-« Au nom de la loi, s’écriait-il, je veux
aller parler au procureur du roi, il dira si je dois souffrir
qu’on brutalise mon enfant. Au nom de la loi, au nom de
Dieu, laissez-moi protéger mon enfant ! »
Je suis resté assis sur un banc, j’entendais distinctement
battre mon cœur, je calculais de quelle manière
je pourrais servir cet homme et je comprenais que mon intervention
immédiate nous serait plus nuisible à tous deux
que profitable. Le nom de Dieu fut invoquée en vain,
je pense, mais celui de la loi conserve ici quelque pouvoir.
Le nègre fut relâché au bout d’un
quart d’heure. Il revint tenant son enfant par la main.
Il entendit sa femme, qui était accourue chez le père
Tr. et qui pleurait pour obtenir sa grâce.
-« Femme, dit-il, suis-moi, ne reste pas ici, je ne veux
pas que tu entres dans cette maison. »
Il s’en alla sans parler davantage. Le truand n’y
prit pas garde, car en ce moment la boisson gargouillait dans
son sac et fermentait sans provoquer l’évacuation
par la voie la plus ordinaire chez cet ignominieux personnage.
C’est aujourd’hui le 16, décidément
c’est un beau jour et je pense qu’il faut un nom
de famille à Nicolas. Robinson avait appelé son
noir Vendredi, pourquoi le mien ne s’appellerait-il pas
Nicolas Seize ? Si, plus tard, il produit d’honorables
rejetons et que le roi lui permette d’ajouter la particule,
sauf l’orthographe, ils s’appelleront comme un homme
bien estimable. Qui sait, peut-être qu’un jour on
parlera de la famille des Seize, elle disposera des grâces
et fera du bien à la famille Be., car, toute famille
qui s’élève ne parvient que par un certain
esprit d’ordre et de tenue qui porte chacun de ses chefs
à conserver ses titres. Or, ils verront qu’ils
descendent tout droit d’un esclave affranchi par un certain
Be.-Ba.et tout ce qui s’appellera Be.ou Ba.ne pourra jamais
leur être indifférent.
Ta conduite envers ma filleule Eugènie te fait honneur
et m’attacherait à toi davantage, s’il était
possible. J’arrange dans ma cervelle beaucoup de choses,
qui, sans doute, ne se feront pas comme je l’entends.
La mère aussi était esclave et j’ai cherché
à l’affranchir. C’est pour elle que j’ai
inventé cette espèce de table de Pythagore qui
m’a servi à apprendre à lire à Nicolas.
Si ces petits braves gens-là se mariaient, nous leur
ferions du bien tant que nous pourrions. Nicolas est un superbe
garçon, qui certainement lui plairait, car il est très
joli homme, il a une mine de santé, de vigueur, de franchise
et de bonne humeur qui fait plaisir. Il n’est pas plus
noir que mon frère Charles, il est fort habile en beaucoup
de choses, c’est un bon jardinier et il est excellent
cuisinier. Il s’entend à soigner le bétail
dans la perfection, il est honnête et rangé comme
une fille. Il faudrait donc qu’Eugènie grandit
et prit de la consistance et mon idée pourrait se réaliser.
Elle s’appellerait madame Seize et je crois que beaucoup
de jeunes filles de sa condition envieraient son sort, car elle
aurait un bon mari que j’espère façonner
à ma manière d’ici au retour, de telle sorte
qu’il parlera et agira comme une personne naturelle.
Basse Terre, le 30 mars 1844
Je vais voir à la Pointe à Pitre si je peux acheter
Nicolas, car il me tarde de consommer cet acte, qui nous portera
bonheur, sois-en sûre. Je n’ai pas grand plaisir
ici, ne regrette pas cette somme, c’est bien placé,
nos enfants trouveront les titres de vente à la libération
immédiate. Je sais bien que c’est aller un peu
trop vite et que je devrais ajourner jusqu’à ce
que j’aie pourvu complètement à ce qui vous
touche, mais, tu vois bien que je suis un peu aventureux et,
puisque je hasarde ma peau, je peux bien risquer quelques sols.
Ainsi, ne me gronde pas, mes camarades d’ailleurs ne seront
pas sourds à mon appel et peut-être que déjà
tu as reçu quelques mandats, qui couvriront une partie
de nos déboursés. Nicolas se met en quatre pour
gagner six liards de droite et de gauche honnêtement,
je t’assure, car il a failli l’autre jour se faire
tuer en étrillant le cheval d’un bourgeois qui
lui donne quinze francs par mois pour cela. Sitôt qu’il
a cent sols, il me les apporte en triomphe. J’ai déjà
quarante cinq à lui. Je t’ai dit, je crois, qu’il
est placé dans les ponts et chaussées, ici, comme
garçon de bureau et qu’il gagne une cinquantaine
de francs, mais son maître met la main dessus pour les
trois quart.
C’est dégoûtant comme on utilise les esclaves,
on les considère absolument comme des bœufs. Je
trouve perpétuellement sur mon chemin des dames et des
demoiselles, qui se carrent avec leur ombrelle dans des palanquins
que portent de pauvres diables, qui suent et soufflent. Il est
certain que j’aimerais mieux être le porteur que
le porté, mais pour m’obliger à être
porteur, il faudrait nécessairement me couper la tête,
ce serait le seul moyen de m’y faire consentir et encore
c’est tout au plus.
2 avril 1844
Je pars décidément pour une grande tournée;
je tâcherai d’acheter Nicolas en passant à
la Pointe à Pitre. Je me ferai aider par le préfet
apostolique, qui décidera la maîtresse, qui passe
pour dévote. Le maître est aveugle et dit oui,
quand la femme dit oui. De.pense que je ferais bien de ne pas
l’affranchir tout de suite après l’avoir
acheté. Ma foi, moi, je suis pressé et je ne suis
pas de cet avis. Sitôt acheté, sitôt délivré
; je ne vais pas par quatre chemins. Cet homme a un bon naturel,
il ne fera pas, pour premier usage de sa liberté, une
mauvaise action et c’en serait une de me planter là,
sans contribuer, comme il est convenu à sa rédemption.
« Si maître donnait son cheval à moi, pas
jamais vendre lui. »
C’est caractéristique et cette réponse me
donne confiance
En passant à la Pointe à Pitre, j’ai déjeuné
chez le préfet apostolique, c’est l’évêque
du pays. Je l’ai prié d’intervenir près
de monsieur et madame La., propriétaires de Nicolas,
qui ne voulaient pas le vendre et qui voulaient même le
forcer à quitter l’emploi qu’il a dans mes
bureaux, quoique le pauvre diable leur envoie exactement trente
francs par mois. Je savais positivement que Nicolas, en rentrant,
aurait reçu des coups régulièrement tous
les matins pour déjeuner. Le préfet apostolique
est intervenu avec beaucoup d’empressement. J’ai
fait agir d’autres personnes et je suis parvenu à
les décider à mon retour.
Nicolas Seize est libre.
Tu recevras par la direction des ponts et chaussées les
actes qui ont opéré cette modification dans son
sort. Maintenant, il peut se marier, on ne vendra pas ses enfants.
Depuis que je suis parvenu à mes fins, j’éprouve
un bien-être extraordinaire et je chante comme un rossignol
d’Arcadie.
En rentrant à la Basse Terre, Nicolas, qui savait que
je m’occupais de sa grande affaire et qui avait beaucoup
pleuré au retour de Debrest, lequel avait échoué
quelques temps auparavant, m’a regardé avec des
yeux scrutateurs et inquiets.
- « Paquebot est arrivé et moi vivement couru prendre
lettres de madame Lu.. Ly écrire deux grosses à
vous. »
J’observais ce pauvre homme du coin de l’œil,
car sa bonne nature me touchait. Mon visage était un
peu fatigué, la joie de voir tes lettres s’y montrait
d’un autre côté et j’avais une arrière-pensée
que je cachais à Nicolas, arrière-pensée
qui l’intéressait vivement. Mais il ne me fit pas
de questions et je voyais qu’il était, au bout
de quelques minutes seulement, préoccupé de ce
qui m’était personnel, ne cherchant plus sur ma
physionomie à découvrir autre chose que ma santé
et mon contentement.
Je lus tes lettres dans ma chambre et je l’appelai. Tu
sauras que dans ce pays-ci on est aussi bien déshonoré
en donnant la main à un homme, qui a la peau noire, jaune
ou verte, qu’en la donnant à un brigand. Or je
le fis venir et je l’embrassai en lui disant qu’il
était libre.
Je n’ai pas vu le Bon Dieu, mais je gagerais ma tête
à couper qu’il était, dans quelque coin,
riant comme un fou et content comme un roi. J’ai appelé
ensuite Ed. et je lui dis que je voulais que mes amis pussent
avoir part au gâteau pour que le Bon Dieu put leur dire
: « J’étais garrotté et vous m’avez
délivré. » En conséquence, elle m’a
donné vingt cinq francs en me demandant si c’était
suffisant. J’ai répondu oui, mais que, maintenant
que l’action était faite, je me rappelais que le
Bon Dieu avait dit ailleurs que celui qui sème doit recueillir.
Adoncque, je lui ai donné cinquante francs, ce qui fait
que l’offrande d’Ed. m’a aidé à
l’envers pour vingt cinq francs. Elle s’en est allée
parfaitement ravie, parce que je l’ai assurée que
le Bon Dieu serait joliment attrapé.
Je crois t’avoir dit que le rachat de Nicolas serait une
affaire de deux mille écus, mais j’ai si bien marchandé
que je pense que deux mille quatre cent suffiront. Nicolas contribuera
pour sept ou huit cents francs, j’estime donc que nous
n’aurons à fournir qu’environ mille huit
cent francs. Il faudrait que les camarades fissent un millier
de francs et notre sacrifice ne serait pas au-dessus de ce que
nous pouvons faire. J’en serais quitte au besoin pour
rester ici un mois de plus. Si les camarades ne font rien, ce
serait une prolongation de deux mois qu’on pourrait abréger
en n’atteignant pas tout à fait le chiffre d’économie
que je désirais atteindre. Avec de l’ordre et en
nous serrant un peu ultérieurement, nous compléterons.
20 avril 1844
J’ai donné cinquante francs à Nicolas pour
achever une petite somme nécessaire pour racheter son
petit-neveu. Le père de cet enfant, frère de Nicolas,
l’a fait acheter par monsieur Beau, capitaine d’état-major
et secrétaire du gouverneur. Il ne pouvait pas le faire
directement, attendu qu’il est esclave lui-même
; le père parviendra à se faire affranchir plus
tard, il appartient au Gouverneur (Go.) et il est bien en attendant.
Son enfant venait d’être vendu par son maître
(c’est une chose horrible, le père et l’enfant
sont vendus séparément) à un bourgeois
qui allait l’emmener je ne sais où. Le Gouverneur,
touché des supplications du père a fait appeler
le bourgeois et l’a décidé à revendre
l’enfant au moyen d’un bénéfice honnête.
Il est juste de gagner, quand on trafique sur une marchandise
humaine, c’est un commerce comme un autre et, le commerce
demande le lucre. Ainsi, voilà une famille qui va devenir
libre tout doucement. Il ne s’agit que de les aider à
ne pas s’embourber, car ce serait un fort mauvais présent
à faire à un homme que de lui donner sa liberté
en le mettant sans autre précaution sur le pavé
du roi, il ne saurait où donner de la tête. Si
vous ne le soutenez pas, tout le monde le repoussera, car les
habitants sont intéressés à démontrer
que l’esclavage vaut mieux pour ces gens-là que
la liberté. Ils s’entendent donc tacitement pour
que les affranchis crèvent de faim, ils tombent donc
dans le désordre et le vagabondage ou bien ils mendient
et crac, ils arrivent à la geôle avec un boulet
au pied. Alors les habitants vous disent : -« Vous voyez
bien, qu’en dites-vous ? » Je dis que vous êtes
des truands.
3 mai 1844
C’est une chose singulière que la haine qui existe
entre les mulâtres et les noirs et entre ces mêmes
mulâtres et les blancs. Ces distinctions de couleur de
peau sont véritablement risibles. Le mulâtres ne
sont ni chèvres ni choux et, comme je te l’ai fait
souvent remarquer, la passion ne s’exerce jamais avec
plus d’acharnement que lorsqu’elle ne voit pas clair.
On se fâche en discutant, quand on n’a pas confiance
dans ses propres démonstrations. Le doute amène
le trouble et l’on ne manque jamais de se troubler dans
le trouble pour rendre le trouble double.
Les blancs forment ici la noblesse, les noirs la plèbe,
pauvre plèbe qu’on foule, qu’on rosse et
qu’on traite absolument comme des chevaux. Or les mulâtres
haïssent les noirs parce qu’ils veulent à
tout prix renier une si basse origine. Les nègres le
leur rendent bien parce qu’ils les considèrent
comme des ingrats et ils n’ont pas tort. Les mulâtres
haïssent les blancs, qui le leur rendent bien, premièrement
parce qu’ils ne voient pas une différence assez
notable dans la couleur de leur peau pour motiver une exclusion
qui leur interdit les alliances et les contacts, secundo, parce
que le raisin est toujours vert, lorsqu’il est hors de
portée. Les noirs sont une race imperfectible, ça
n’a pas d’idées, l’intelligence n’est
que de l’instinct, l’esprit est nul et le cœur
un mou de veau. Ca ne doit sentir évidemment que les
coups de bâtons, aussi on ne leur épargne pas.
Pourtant, je ne sais pas si le Bon Dieu se plaît à
distribuer des compensations aux malheureux, mais le fait est
que j’ai toujours entendu les aveugles chanter et que
je n’ai jamais rencontré d’enfants plus joyeux
et plus gais que les nègres, ce sont de véritables
enfants qu’un rien fait rire et divertit. Or, ils se mêlent
de faire de la poésie et de chansonner les mulâtres.
Je n’entends pas un mot de leur idiome, mais je vais te
composer une chanson en vingt cinq mille couplets, dont je n’ai
compris que le refrain et qu’on peut arranger à
la fantaisie :
« Voyez-vous ce bambin, comme il se dresse et se requinque,
il était hier au maillot, c’est un homme, à
ce qu’il pense, et il prétend que la négresse
n’est pas sa mère.
Il va remplir ses goussets de cailloux, qu’il fera sonner,
il va se croire riche et se dire que la négresse n’est
pas sa mère.
Il mène le cheval de son maître boire au ruisseau,
pour revenir il se détournera du chemin de l’abreuvoir,
il ira sur le carrefour et le fera caracoler en disant que la
négresse n’est pas sa mère.
S’il dérobe dans l’office un beau fruit ou
quelques gâteaux, il les mangera sur la promenade pour
démontrer que la négresse n’est pas sa mère.
Et cetera.. »
Cette chanson m’a profondément ému. Tout
le reproche roule sur ce que l’enfant a renié sa
mère. Les pauvres gens souffrent, sans se plaindre, qu’on
les vende et qu’on les éloigne, mais cet abandon
volontaire qui les transforme en renégats transforme
aussi cette tendresse, que la nature a mise au cœur des
pères et mères, en un sentiment douloureux, mélange
inexprimable de mépris et de regrets. Ils récapitulent
avec amertume les futiles prétextes d’un criminel
oubli, leur plainte n’affecte la forme de raillerie que
parce qu’ils cherchent à se moquer pour se dispenser
de maudire.
A mon passage à la Pointe à Pitre, j’ai
fait marché avec le père La., qui m’a vendu
Nicolas. J’étais pressé, je n’ai pu
passer l’acte. Le préfet apostolique s’est
chargé de terminer et de payer. Tout a été
stipulé, nous avons frappé en mains. A mon retour,
j’ai vite expédié l’argent. J’étais
donc fort tranquille, lorsqu’on m’annonce que tout
est rompu et que le père La. se dédit, qu’il
est question de faire saisir Nicolas chez moi pour le reconduire
chez ses maîtres. Moi, qui l’avais embrassé
en lui annonçant qu’il était libre, moi,
qui lui avais donné ma parole en frappant aussi dans
sa main, moi, qui vous avais écrit que désormais
cet homme pourrait se marier et qu’on ne vendrait pas
ses enfants, moi enfin, à qui cet homme avait manifesté
son attachement en disant que pas jamais vendre cheval donné,
j’aurais donc manqué à ma parole parce qu’un
misérable manquait à la sienne, j’aurais
fait banqueroute parce que les banqueroutiers m’auraient
ruiné. Non pas, s’il vous plaît ! On n’est
jamais ruiné quand on a du cœur et j’en ai.
On tient sa parole et l’on conserve sa propre estime en
se déconsidérant, s’il le faut.
Je fis venir Nicolas et je l’instruisis de l’abominable
conduite du père La.. Ne l’accusez pas, me dit-il,
(je traduis ses paroles, car il n’y a rien de risible
dans cette horrible affaire), c’est sa femme qui cause
mon malheur. Elle ne consentira jamais à mon affranchissement.
Son mari est infirme (il est aveugle) Elle le trompe indignement
et, non seulement elle n’ignore pas que je connais son
ignoble conduite, mais elle sait que je l’ai surprise
jetant dans son chocolat que j’avais préparé
je ne sais quelle préparation qui n’avait pas pour
but de prolonger sa vieillesse. Imagines-tu cette chance ? Sur
cent dix mille esclaves, je mets la main sur un homme qui appartient
à une empoisonneuse. Je l’achète et la femme
adultère s’interpose pour m’en dessaisir
et le garder sous sa férule pour lui fermer la bouche
en le menaçant du fouet.
Je suis allé trouver le gouverneur et je lui ai dit :
-« Amiral, j’ai promis la liberté à
cet homme, il m’appartient, je vous demande une goélette
et je vais le faire évader. La justice fera ce qu’elle
voudra ensuite et je me débattrai avec elle, quand j’aurai
mis l’objet de nos débats en sûreté.
»
Aujourd’hui, je suis gros-jean comme devant, l’intervention
du préfet apostolique près de cet homme aveugle
a fini par le décider. L’acte est signé.
Nicolas Seize est libre. « Gloria in excelcis Deo ! »
19 mai 1844
Je n’ai pas eu beaucoup de pluie pour aller dîner
chez notre trésorier. Il faisait noir comme dans un four
quand je suis revenu. Nicolas m’accompagnait, il était
fier de son succès, attendu que, dans la maison, on a
voulu préparer des glaces et qu’on ne pouvait pas
en venir à bout. Il a offert ses services et il les a
fait prendre d’un coup. Il est fort adroit et très
bon garçon. Il a une peur du diable qu’il ne m’arrive
quelque accident et, quand il voit qu’on me fait politesse,
il se rengorge. Il admire fort Ed.
-«Li être courageuse beaucoup et bien aimer vous.
Moi aussi bien aimer elle et bien soigner jardin pour donner
bons légumes à elle. »
Je lui ai fait cadeau d’un de mes chapeaux, que j’ai
fait retaper à son intention
- « Li aller parfaitement sur tête à moi,
à présent faire le monsieur. »
De.lui apprend à écrire, ce qui va achever son
éducation sur la lecture. Il fait des pleins et des déliés
et, quand il écarte son coude de son corps, De.l’assomme
de coups de règle, alors il rit en ouvrant une vraie
bouche de four. Il manie sa plume en la serrant comme si c’était
un pieu de trente livres et au bout d’une minute il est
éreinté des efforts surhumains qu’il lui
faut faire pour la mouvoir. Une pioche d’un demi-quintal
ne le fatiguerait pas davantage
-« Li être lourde comme un diable. »
J’espère qu’il écrira bientôt.
Basse Terre, le 28 mai 1844
Je vois, ma pauvre amie, que tu ne reçois aucune participation
financière des camarades. Ne m’en veux pas d’avoir
agi comme je l’ai fait. La somme que j’aurai distraite
pour rendre la liberté à un honnête homme
n’aurait pas beaucoup augmenté notre fortune et,
le plaisir que je trouve dans l’accomplissement de cette
bonne œuvre me donnera la santé, dont j’ai
besoin, pour réussir dans mes projets. Sans doute il
y aurait eu quelque sagesse à temporiser, à s’assurer
des ressources éventuelles au préalable, mais,
si pendant ces délais je fusse mort, et si, faute de
cette distraction à mes peines, et c’en est une
qui me rend tout joyeux de temps en temps, le découragement
s’était emparé de moi, l’économie
n’eut pas justifié cette sagesse de temporisateur.
Il est clair que je suis hors des règles ordinaires pour
le moment présent, je joue gros jeu, il faut donc se
hâter, hasarder un peu, pousser sa pointe et compter sur
le Bon Dieu. Ainsi, ma Louise, ne me blâme pas de cette
dépense un peu forte pour nous, mais qui ne s’effectue
qu’une fois dans la vie et qui est si bien employée
à sortir, non pas de la misère, mais du bagne,
toute une génération, car l’esclavage est
pire que le bagne; les esclaves sont certainement plus malheureux
que les forçats et ils ne l’ont pas mérité.
Je tenais à faire cela, c’était une idée
fixe. Au moins j’aurai servi à quelque chose d’évidement
utile.
Basse Terre, le 13 juillet 1844
Le gouverneur, lors d'une visite que je lui ai faite, m'a parlé
de l'abolition de l'esclavage et s'est mis à m'expliquer
comment il opérerait pour y arriver sans troubles et
sans désordres. Je l'écoutais avec admiration
par la raison toute simple qu'il énonçait à
cet égard mes propres idées. C'était donc
une admiration réfléchie sur moi-même, pauvre
cœur humain percé à jour et de toute part
accessible à l'orgueil et à la vanité !
Je n'ai rien eu de si pressé que de lui développer
mon plan, quand il m'eut montré le sien en motivant les
légères différences et il hochait la tête,
comme enchanté. Après quoi, il me dit :
-« Je suis la seule personne de l'île à laquelle
il soit interdit d'exprimer à cet égard ses sentiments.
Les vôtres s'en rapprochent tellement que c'est à
peu près identique. Que ne le faites-vous connaître
? »
-« Mais, amiral, c'est déjà fait. Je n'ai
pas crû devoir rester indifférent à cette
question et, à tout hasard, j'ai écrit à
monsieur Jaunac, député de Dijon, qui fera, de
ce que je lui ai dit l'usage qu'il croira utile. Du reste, il
paraîtrait que cette lettre n'a pas été
jetée de côté, car mon père m'écrit
que monsieur Ja.trouve mes idées très sages et
qu'il se propose de les soumettre aux ministres. »
-« Savez-vous, mon cher voisin, ce qu'il faudrait pour
réaliser tout cela et faire un bien immense à
ce pays-ci ? Il faudrait donner au gouverneur un pouvoir à
peu près absolu sauf à le pendre, s'il en abusait.
J'en courrais volontiers la chance à la condition que
j'aurais, pour m'assister dans cette grande entreprise, un homme
comme vous. A nous deux, nous en viendrions à bout. Je
me ferais craindre, vous vous feriez aimer et nous affranchirions
tout ce monde-là sans que personne en souffrit. Ce serait
un énorme service que nous aurions rendu et nous en trouverions
la récompense dans le sentiment que nous aurions d'avoir
été utiles."
2 octobre 1844
Dieu soit loué une seconde fois pour la justice expéditive.
Le père La., qui s’est si indignement conduit pour
me vendre Nicolas, vient d’acheter un bien de mineur.
Il y avait du micmac dans ce trafic. Il a payé trente
mille francs comptant et le lendemain de ce paiement, le mineur
est devenu majeur, sans modulation intermédiaire pour
motiver le changement de gamme. L'effet a été
magique et les trente mille francs parfaitement perdus. Cela
fait une soirée musicale un peu chère. J'en suis
bien aise si cette disgrâce lui fait faire de sages réflexions.
J’en suis fâché s’il doit souffrir
en pure perte. Je ferais volontiers un petit sacrifice si je
pouvais, par ce moyen, lui faire comprendre qu’il existe
évidemment une connexion entre ces deux faits, qui semblent
tout à fait isolés l’un de l’autre
: sa mauvaise foi dans son marché avec moi, sa mésaventure
dans le marché avec le mineur. Je tâcherai du moins,
dans son intérêt de lui faire connaître mon
opinion sur la succession des phénomènes.
Basse Terre, le 28 avril 1845
Nous avons eu cette nuit deux secousses de tremblement de terre
précédées d’un bruit souterrain.
Je crois que toutes les Antilles reposent sur quelques gouffres
qui finiront par engloutir tout cet archipel avec l’attirail
d’esclaves, de maîtres, d’aventuriers et de
busons, qui s’agitent et se tiraillent à la surface.
Il n’est guère possible que le Bon Dieu n’entende
pas les quatre vingt dix mille coups de fouet qu’on administre
régulièrement chaque jour à de pauvres
créatures qu’on maintient dans l’ignominie
et l’abjection. Ces sortes de cantiques ne sauraient plaire
à son oreille et un beau jour, il écrasera cette
engeance d’un revers de sa main.
Puisque je me détermine à rester, il faut que
mon séjour serve à quelque chose. Il est utile
d’appeler à nouveau la bénédiction
du ciel sur une entreprise, qui ne se recommande pas aussi bien
que la première, afin que la protection évidente
qui m’a été accordée ne se retire
pas. En conséquence, j’ai à peu près
résolu de consacrer une partie de mes nouvelles économies
à affranchir le frère de Nicolas Seize. Je tâcherai
qu’il s’aide lui-même, Nicolas contribuera.
Son frère, une fois libéré, délivrera
sa femme. Il a déjà affranchi son fils. Et voilà
que toute une famille sortira de la fange par notre intervention.
Le frère s’appellera Lazare Seize, si je réalise
mon projet, ce qui ne me paraît pas sans difficultés,
attendu qu’il est esclave du gouvernement.
25 juin 1845
Ce pauvre Nicolas me continue les soins les plus empressés.
C’est un bon garçon qui me réjouit par toute
sorte de témoignages d’affection qui ont un caractère
de sincérité qu’on ne peut pas mettre en
doute. Il regrette Ed. et parle d’elle comme elle le mérite.
Il me disait tout à l’heure :
- « J’ai rêvé à mademoiselle
Ed., elle me faisait des reproches sur mon ouvrage et cela me
faisait de la peine, car j’aimais bien quand elle était
contente. »
-« La pauvre Ed. vous grondait donc quelquefois ? »
-« Mais oui, quand je n’arrangeais pas les affaires
comme il faut, elle avait quelque chose sur le cœur, elle
le disait tout de suite, mais elle était bonne et rien
le moment d’après, comme si elle ne s’en
souvenait plus. »
Il voudrait que je partisse sans plus tarder ; il voit bien
que maintenant je n’ai pas grand chose de bon à
attendre de bien des gens, qui ne se contenaient que parce qu’ils
voyaient qu’il était difficile de me mordre.
Son oncle est venu exprès de la Pointe à Pitre
pour lui dire ceci, que je ne te rapporte évidement que
comme moyen de te faire connaître les idées du
pays. Ca n’a pas de sens commun, mais c’est significatif.
-« Votre monsieur Be.est un bon homme ? »
-« Oh ! oui, mon oncle, c’est un très bon
homme. »
-« C’est lui qui vous a fait du bien ? (faire du
bien à un esclave, c’est lui donner la liberté)
»
-« Oui, mon oncle, c’est lui qui m’a fait
du bien. »
-« Ainsi on ne m’a pas trompé, c’est
bien cela, ceux qui m’ont assuré qu’il était
bon homme étaient bien informés. On dit qu’il
voudrait faire du bien à tout le monde, s’il le
pouvait ? »
-« J’en suis persuadé. »
-« Hé! bien, mon cher, je suis venu parce que je
n’avais pas envie de me confier à personne pour
vous écrire. Dites-lui de prendre garde, on pourrait
bien lui donner une dose (poison) comme à l’amiral
; c’était un bon homme aussi celui-là, qui
cherchait à faire du bien à nous tous, aussi ils
lui ont donné une dose. »
-« Ah! mon oncle, vous ne m’étonnez pas.
Quand je l’ai vu mourir si brusquement, ça m’a
frappé et j’avais eu cette idée-là.
»
-« Elle n’est que trop vraie, j’en suis bien
sûr, car j’étais couché sur des cannes,
on ne me voyait pas, j’ai entendu des individus qui parlaient
de lui et qui disaient : il est pris, il en tient, il n’ira
pas loin. Je suis un pauvre homme, on ne m’aurait pas
écouté, je me serais fait rouer de coups, si j’avais
parlé, mais comme j’ai entendu dire que votre monsieur
Be.était son ami et qu’il était bon homme,
j’ai demandé permission pour venir vous voir afin
que vous preniez garde à lui et que vous l’empêchiez
d’aller dîner en ville. Bien sûr qu’il
se trouverait des gredins qui lui donneraient aussi une dose.
»
Toutes ces conjectures sont stupides, c’est sans fondement,
mais voilà où ils en sont et, par le fait, il
arrive de temps en temps qu’on donne des doses, mais à
peu près comme cela se pratique en France où il
y a bien aussi quelques empoisonneurs. Le médecin de
l’amiral était trop habile et trop dévoué
pour s’y méprendre, si sa mort eut été
causée par un crime. Mais que veux-tu ? Que pensent de
pauvres gens qu’on abrutit par de mauvais traitements,
qui voient des infamies abominables. Je t’ai dit que le
maître de Nicolas avait une coquine de femme et que Nicolas
l’avait surprise mettant une dose dans son chocolat, que
lui, Nicolas, renversa comme par maladresse. La dose était
une certaine quantité de mouches cantharides, afin de
déterminer une fièvre inflammatoire assez semblable
aux fièvres pernicieuses du pays, c’est assez ingénieux.
Au surplus, tu peux être tranquille, on ne me donnera
pas de dose, attendu que c’est Nicolas qui fait ma cuisine
qui est peu compliquée et que, quand je dîne en
ville, je ne vais que chez des honnêtes gens.
7 juillet 1845
Voilà deux ou trois heures que je ne peux plus tenir
en place, je trouve Nicolas sur mon chemin :
-« Mais Monsieur, vous avoir l’air de souffrir beaucoup,
grandement fort ? »
Pour toute réponse, je lui tourne le cornet de mon oreille
et je lui dis :
-« Voilà ce que c’est. »
-« Ah! li être un clou fort gros, c’est fort
déplaisant, pourquoi pas avoir dit ça à
moi tout de suite ? Et puis, casser la tête à clou,
li être fort mauvais. Si casser la tête à
lui, faut qu’il fasse une autre tête et souffrir
double. Mais moi piler tout de suite raquette avec farine manioc
et jaune d’œuf et ôter le mal au grand galop
avec bourbillon et la mauvaise denrée. »
Pile, mâtin, la raquette et le volant et ôte-moi
ça, si c’est possible, car ça m’embête
joliment ! Sur quoi, mon animal a pilé de la raquette(c’est
une espèce de plante grasse), il a fait une pâtée
dégoûtante pleine d’œufs et, de fait,
ça pue comme un rat mort. Il m’a plaqué
ça sur l’oreille et je ne souffre plus du tout.
C’est une bénédiction comme cette cochonnerie
ôte le mal prestissimo.
8 juillet 1845
J’ai assez bien dormi, mon clou se dégonfle, le
mal est décidément ôté. Je suis allé
me baigner ce matin et, sauf une espèce de lassitude
de la moitié de la tête, je ne souffre plus du
tout.
10 juillet 1845
Cet animal de Nicolas avait raison. Il y avait, parbleu, bien
un bourbillon dans mon clou. Ce bourbillon est sorti. Figure-toi
une boule comme un petit pois un peu gros et qui a laissé
dans le cartilage de mon oreille une petite géode sphérique,
parfaitement dressée, qui présente bien une concavité
bien rose et bien nette. C’est un joli travail !
J’aime mieux que ça me soit venu qu’à
toi, ça t’aurait trop fait souffrir, tandis que
moi je n’y pense déjà plus. D’ailleurs,
par compensation, Nicolas m’a retiré ce matin de
dessous l’ongle d’un orteil une infâme petite
bête qui y avait établi sa petite maison, c’est
une autre géode en tout semblable à celle de mon
oreille. La Guadeloupe est un pays charmant eu égard
aux réjouissances et aux friandises.
16 juillet 1845
Nicolas, tout à l’heure, épluchait des lentilles;
il avait la tête penchée sur son assiette et l’air
méditatif et mélancolique
-« A quoi donc rêvez-vous ainsi, mon homme ? »
-« Je songe à mademoiselle Ed., li bien étonnée
maintenant quand va savoir vous pas venir. Li épluchait
lui-même les lentilles comme moi éplucher à
cette heure, li guère décidée à
quitter vous, dire à moi de partir en place, puisque
vous renvoyez li à cause d’être pas trop
de monde sur le bateau. »
-« Et que lui avez-vous répondu ? »
-« Moi dire à li : mais mademoiselle Ed., vous
pas pensez que tomberez malade à l’hôpital
et alors laisserez monsieur Be.tout seul ? Moi créole,
né pas tomber malade et pas quitter li du tout, d’ailleurs
li partir bientôt par le vapeur et suivre de tout près
pour France. »
-« Et cependant vous saviez que je resterai ? »
-« Oh ! oui, puisque vous dire cela à moi aux Trois
Rivières, mais fallait tromper li puisque jamais partir
sans cela. »
-« On me dit pourtant que j’ai mal fait de la tromper
? »
-« Oh ! fort bien fait au contraire, car li mourir en
l’hivernage. Etre fort courageux, mais souvent pleurer
le pays, pas trop aimer la Guadeloupe et souffrir en tout temps
sans se plaindre à vous pour pas chagriner. Moi li aime
beaucoup mademoiselle Ed. et bien rire quand revoir li. »
Et là-dessus, mon animal s’est mis à rire
avec un fracas tellement bruyant que j’ai cru qu’il
apercevait quelque chose au dehors et que je me suis levé
pour aller voir ce que c’était. C’était
tout bonnement l’histoire de rire quand il arriverait
en France, une manière de s’exercer. Tu le reconnaîtras
à cette espèce de manière d’aboyer.
-« Et Debrest, ai-je mal fait de le tromper ? »
-« Oh ! li, monsieur De.sûrement mourir en l’hivernage,
plus mieux que mademoiselle Ed.. Li trop trop beaucoup de sang
et tête rouge, sans point de col et pas savoir soigner
tempérament, médecine toujours mal à propos
et craindre trop les fièvres jaunes. Li bien changé
depuis trois ou quatre mois et pas aller loin si continuer.
»
-« Mais j’espère bien qu’il ira assez
loin pour retrouver sa femme ? »
-« Oh ! oui, l’air de mer bien remettre li et retourner
en France tranquillement. »
Ainsi soit-il !
Camp Jacob, le 12 août 1845
Voici ce qui vient de se passer au Moule. Une dame envoie son
esclave acheter de la morue pour quatre sols. L'esclave y va,
il en achète pour quatre sols avec l'argent de sa maîtresse
et, pour six sols qu'il avait épargné, il s'en
fait donner une seconde portion pour lui-même, sa femme
et ses enfants. Il rentre et présente les deux parts
en expliquant le fait. La dame prétend que l'esclave
la trompe et que la grosse portion est la sienne
-"Moi assurer vous qu'il est à moi, pouvoir aisément
l'informer vers le marchand."
-"Tu es un menteur et pour t'apprendre à me tromper
je garderai le tout."
-" Vous pouvoir tout garder, mais c'est mal à vous,
car morue-là li bien à moi pour faire manger petites
filles miennes et puis leur mère."
-" Veux-tu te taire, voleur."
-"Moi pas voleur du tout."
-" Ah ! tu raisonnes ? Attends ! "
Et là-dessus la dame ôte une pantoufle de ses pieds
et soufflette son nègre à tour de bras. Le nègre
subit cet outrage sans sourciller, puis il s'approche de la
table de la cuisine, saisit un grand couteau et l'enfonce dans
sa poitrine en disant à sa maîtresse
-"Madame, à présent c'est fini, pauvre Jérôme
li plus esclave à vous, mangez morue toute seule, li
coûter cher à vous, car moi valoir bon serviteur
et mourir de suite. Vous plus pouvoir à présent
frapper visage à moi avec chaussure à vous. Adieu,Madame."
Et il tomba noyé dans son sang, la cuisine en était
remplie. Les gendarmes survinrent et parlèrent à
cette horrible femme en vrais gendarmes indignés. L'homme
était mort.
Si tu entends dire que l'esclavage est une condition tolérable,
que les esclaves ont un sort plus doux que nos paysans, ne réponds
rien à ceux qui professent cette opinion, ils mentent
et ils le savent. Note-les seulement et éloigne-toi de
ces gens-là, ils ne peuvent pas être honnêtes.
Je parlais ce matin de ce fait à Nicolas.
-"Madame La. (dont il était l'esclave) li faire
souvent à moi-même la même chose, li souffleter
un jour une pauvre négresse. Li partir au bois maronne
pendant trois mois, puis revenir après fort maigre et
malade. Madame La. envoyer à l'habitation voisine quérir
un fouet et me donner li pour battre négresse. Moi pas
vouloir disant n'être pas un bourreau. Alors li faire
venir un autre homme et faire battre moi et pauvre négresse
aussi forts et grands coups. D'ailleurs, m'y envoyer en commission
chercher morue. Si point trouver morue être battu, si
trouver li tout de même, battu pour être trop longtemps
dehors. "
22 août 1845
J'ai pour voisine une charmante femme extrêmement sage,
elle communie tous les dimanches et passe sa vie à faire
le chemin de croix et beaucoup d'autres choses édifiantes
et curieuses. Or, un de ses esclaves a fait une faute comme
qui dirait d'avoir oublié de balayer une écurie.
La brave dame l'a condamné à recevoir sur les
fesses pendant six jours tous les matins douze coups de fouet.
Ces instruments te feraient trembler rien que de les voir, chaque
coup emporte une pièce de peau et fait une entaille dont
on garde la trace toute sa vie. Comme la dame est indulgente
et charitable, il faut croire qu'elle aura voulu cicatriser
plus promptement les blessures de son esclave, car elle a commandé
de lui frotter les fesses, après l'opération,
avec une décoction de citron, de sel et de piment.
Les cannibales sont cruels, mais ils n'ont pas de raffinements
si délicats. J'ai peur que la terre ne tremble encore
avant mon départ et qu'elle ne m'engloutisse avec ces
brigands-là. Ce sont les femmes qui sont les plus odieuses,
quand elles s'en mêlent.
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