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Lettre d'Eugène Berthot à son épouse en janvier 1844

    

Témoignage sur l'affranchissement d'un esclave noir en 1844 à la Guadeloupe

Le texte qui suit est extrait de la correspondance de Eugène Berthot à son épouse entre 1843 et 1846.

Introduction

Eugène Berthot, fils de Nicolas Berthot, recteur de l’Académie de Dijon, à sa sortie de l’Ecole des Ponts et Chaussées fut nommé à Avallon, puis à Autun (1816-1836).
Il prit ensuite un congé de deux années du Ministère des Travaux Publics pour occuper le poste de Directeur Technique des usines de la société Saint Gobain (1838-1840).
En quittant Saint Gobain, Eugène Berthot rentra naturellement au service de l’Etat et fut envoyé à Chagny pour s’occuper de l’arrondissement du canal du Centre (1841-1843).
Le fait d’être placé sous les ordres d’un ingénieur en chef, sorti de l’Ecole Polytechnique deux ans après lui, lui donna du dépit, conscient qu’il était que ce poste subalterne résultait du mécontentement qu’éprouvait l’Administration de voir un ingénieur de l’Etat prendre un congé pour entrer dans l’industrie privée.
Survint alors le 8 février 1843 le tremblement de terre à la Guadeloupe, qui détruisit un grand nombre d’édifices publics. Le Ministère de la Marine, chargé à cette époque des colonies, demanda un ingénieur des ponts et chaussées pour l’emploi de Directeur Technique à la Guadeloupe. Le dépit d’avoir été envoyé en disgrâce dans un poste secondaire, le désir de satisfaire à son esprit chevaleresque en rendant service à l’humanité et l’espoir que l’importance des travaux à exécuter par ses soins effacerait les effets de la disgrâce et lui ferait rattraper son retard d’avancement, toutes ces considérations le décidèrent à demander ce poste.
Il partit à l’automne 1843, laissant sa famille en France, et revint au printemps 1846, récompensé de ses services par sa nomination au grade d’ingénieur en chef et par l’attribution de la Légion d’Honneur.
Il avait affranchi une famille d’esclaves noirs, dont Nicolas, qui le suivit en France, reconnaissant qu’il était de l’affection que lui portait Eugène et amoureux d’Edmée la cuisinière avec qui il se maria.

Retranscription de la correspondance établie par Jacques Resal, arrière-arrière petit fils d’Eugène Berthot en 2002.


 

 

Basse Terre, le 8 janvier 1844
Voici une circulaire pour mes amis

A mes amis
J’ai visité la Pointe à Pitre. J’ai vu des ruines, ruines modernes, dont le spectacle attriste bien plus profondément que l’aspect de celles où le temps a posé son empreinte et qui sont froides et muettes.
A côté de cette désolation, j’ai trouvé l’esclavage. Cent dix mille hommes sont esclaves en Guadeloupe. L’esclavage est une affreuse condition. Si je pouvais d’un seul mot affranchir cette population, je ne prononcerais pas ce mot, parce que je ruinerais les maîtres, qui sont d’honnêtes gens, parce que l’affranchissement ne serait que fictif. Le joug de l’ignorance, le joug de la misère, le joug du vice subsisteraient.
On n’est pas libre dans un pareil assujettissement. On juge mal ceci en Europe. Je ne quitterai pas la Guadeloupe sans avoir fait à un homme, qui en sera digne, le plus beau de tous les présents, la liberté !
Je la lui donnerai au nom de Louise, c’est le nom de ma femme.
Je l’appellerai Nicolas, c’est le nom de mon père.
Je ne veux pas le tirer de l’esclavage pour le plonger dans la misère, il faut qu’il puisse être honnête homme. Il aura une dot. Je la lui donnerai au nom de mes amis.
Que ceux qui m’aiment s’associent à cette œuvre ! Ma femme inscrira leurs noms et recevra leur offrande.
J'y comprends les tiens, tous ceux et toutes celles qui t'aiment sont mes amis. Tâche de n'en oublier aucun de ceux qui nous aiment véritablement. Tu me feras connaître le montant de ce qu'on t'adressera. Tu disposeras de cet argent, dont je prélèverai l'équivalent sur mes traitements. Que ceci se fasse sans bruit, sans ostentation, avec la discrétion de l'amitié, qui doit seule être associée à notre projet. Ed. et De.(gouvernante et conducteur de travaux) qui m'ont suivi dans l'exil, que j'ai accepté et qui adoucissent mes peines par leur affection évidente et si désintéressée, seront admis au privilège que je réserve pour mes amis. Je veux qu'ils contribuent à l'affranchissement d'un homme pour que le Sauveur leur dise un jour : "Venez, les bénis de mon père, j'étais garrotté et vous avez rompu mes chaînes."
Fais bien attention qu'en adressant ma circulaire sur le rachat de Nicolas à mes amis, c'est un privilège que je leur accorde en leur offrant de concourir à une chose que je me réjouis de faire. Il ne faut donc pas prodiguer cette circulaire et ne l'envoyer qu'aux véritables camarades de cœur, ne pas insister et surtout ne faire aucun bruit. Le Bon Dieu a horreur des esclandres et des trompettes, il aime la discrétion et l'humilité. Vingt sous du curé d'Etang (village en Saône et Loire d’où sa femme était originaire) sanctifieront notre œuvre mieux que des poignées de louis jetés avec ostentation dans une bourse que tu porterais en gants blancs. Je serais bien aise que mon cantonnier y coopérât pour quelques centimes ; cet homme est mon ami et je suis le sien, nous le savons parfaitement tous les deux. Je ne le renierais pas, quand je serais pair de France et lui casseur de pierre. Dis à Ly.de lui écrire, qu'elle lui donne de mes nouvelles, qu'elle l'informe du filleul et qu'elle lui dise que je désire que mes amis m'aident à racheter un esclave, que je le prie de t'envoyer quelque chose en se privant un peu ; il faut cela pour que ce soit joli. Quand il t'aura fait passer son contingent, nous lui ferons un petit cadeau de camarade pour le dédommager et le récompenser, afin que ce soit tout à fait joli.
Hy., l'esclave que je veux affranchir et que j’appellerai Nicolas, est placé dans mes bureaux comme garçon de bureau. Je lui fais payer cinquante quatre francs par mois, il en donne trente à son maître, qui le laisse dans ma maison, où je le nourris et le loge. Il fait notre cuisine et notre ménage et me donne vingt francs par mois. Il garde quatre francs pour faire le monsieur. C'est un excellent homme, je lui apprends à lire à mes moments perdus, il me regarde comme le messie. Tu vois, ma bonne amie, qu'en même temps que je cherche à faire une chose utile, je ne néglige aucun des moyens possibles pour y parvenir. Cet homme contribuera avec mes amis et avec moi à son affranchissement et j'espère que je parviendrai à lui faire un sort convenable en lui donnant la liberté. Il défend mes intérêts avec acharnement, se met en quatre, cherche à deviner ce qui me fait plaisir, il visite Ed., l'encourage et lui parle de sa prochaine guérison. Quand il imagine qu'un fruit ou autre chose me fait envie, il n'a ni fin ni cesse qu'il ne se le soit procuré et il le pose négligemment à côté de mon assiette. Il est fort comme un hercule, mais, comme tout le monde, il est souvent malade. Il soigne mon cheval et se met dans des colères du diable quand il voit qu'on ne l'a pas bien arrangé en route ; il se rengorge à mesure qu'il engraisse et me dit avec une satisfaction orgueilleuse : " Moi bien soin de cheval à vous, être vaillant à présent, faire le monsieur, donner beaucoup zherbes fraîches et beaucoup fèves à lui, fèves encore et fort engraisser pour faire honneur à vous."
Il a remarqué ma joie, lorsque je reçois tes lettres. Dés que le bateau à vapeur arrive, il entend le coup de canon et court à la poste ; il arrive triomphant, quand il trouve une lettre et me l'apporte en me disant : "Moi aller à la poste et trouver lettre à vous de Madame Lu..." Et alors, il rit en montrant une rangée de dents blanches comme de l'ivoire et qui feraient honneur à un éléphant.
« Monsieur Be.pas malade ici, lui être tout créole, faire tout bien pour garder santé à lui, n'avoir pas peur, pas manger piment ni fruit mauvais, pas boire tafia, porter toujours très bien. »
L'affranchissement d'un esclave est une affaire d'un millier d'écus, nous en viendrons à bout.
Il est évident que pour bien faire, il faudrait opérer son rachat le plus tôt possible.
Je vais tâcher d'acheter tout de suite Nicolas. De.est en tournée, il va passer par la Pointe à Pitre où est le maître auquel Nicolas appartient. Il tachera de le marchander. Je lui ai recommandé de lui dire qu'il est d'une mauvaise santé et qu'il pourrait bien ne pas faire de vieux os. C'est permis d'employer les rubriques du trafiquant pour racheter un homme et je ne dis que la vérité, car il est souvent malade et je crois qu'il a la conscience de l'ignominie de sa situation, ce qui contribue à l'aggravation de son mal.
En me promenant hier avec l'ordonnateur nous avons parlé de l'esclavage et des races d'hommes et nous étions entièrement d'accord sur tous les points. Il pense que les hommes sont bons et qu'il n'y a pas trente-six souches. Si vous me proposez des nègres pour leur donner des grades et leur confier des commandements, je ne m'occuperai nullement de la couleur de leur peau. A vous de voir s'ils sont capables et honnêtes. Seulement, je vous engage à bien faire attention à ce que vous proposez et à ne pas négliger les préjugés de ce pays-ci, vous pourriez vous susciter bien des ennuis.
J'ai écrit au père Ja.sur l'abolition de l'esclavage, j'ai envoyé ma lettre à Papa, qui jugera si elle doit être expédiée. Si on voulait me donner carte blanche, j'affranchirais trois cent mille hommes sans secousse, sans perturbation et sans dépenser un liard ; c'est un beau problème et je le résoudrais, j'en suis certain. J'en crèverais peut-être, mais je tâcherais de ne crever qu'après que la besogne serait faite et j'aurais une belle réception là-bas. Si on n'y prend pas garde, la France y mangera un milliard et ne fera que du gâchis !
Voilà un petit dialogue qui vient d'avoir lieu entre Nicolas et moi :
-"Eh ! bien, mon pauvre Nicolas, j'espère que vous allez être bientôt libre !"
-"Oh ! moi être bien content, plus jamais du tout quitter vous."
-"Mais, comprenez bien que je vous donne la liberté, je n'entends pas du tout vous la donner à condition que vous restiez avec moi comme un esclave."
-" Moi, bien entendre pouvoir quitter vous, si moi vouloir, mais point vouloir quitter maître qui rachète moi, être toujours comme ça ici."
-" C'est possible qu'on fasse comme cela, si c'est l'habitude, mais je ne veux pas que vous pensiez que vous êtes obligé de la regarder comme une loi. Vous serez libre et parfaitement libre."
-" Moi, pas du tout libre de quitter maître qui rachète."
-" Vous ne comprenez pas bien, supposez que je vous donne mon cheval, et bien ce ne sera pas à la condition que vous le porterez, c'est pour vous en servir. Eh ! bien, si je vous donne la liberté, ce n'est pas pour vous obliger à me suivre."
-" Oui, bien comprendre, si donner cheval à moi, lui porter moi, mais moi pas jamais vendre lui, toujours garder cheval que maître donne à moi."
-" Pourtant, vous aimez bien monsieur Si.(prédécesseur d’Eugène Be.) et il va revenir, quand je m'en irai."
-" Oh ! non, pas revenir, dire pays infernal pour faire crever."
-"Mais s'il revenait ?"
-" Eh! bien, quitter Monsieur Si.et suivre vous. Mais pas revenir du tout, dire toujours pays infernal pour faire crever."
-" C'est qu'il ne faisait pas trop bon, quand il s'en est allé ?"
-" Oh ! non, pas bon, nous avoir quitté Pointe à Pitre lundi, revenir mercredi, trouvé maison à trois étages tombée, avoir oublié gilet et lorgnette dans chambre en haut, moi chercher dans les pierres et trouvé gilet et lorgnette pas cassée. Grosse dame de maison, deux cuisses coupées et morte demain ; moi, courir chercher valise monsieur SIAU, rencontrer militaire, prendre moi par le bras, marcher tout de suite pour tenir femme à couper jambe, moi pas vouloir marcher du tout, être forcé, trembler, blême, et médecin dire « mon ami aller dehors », moi courir cacher moi, plus sortir de huit jours pour voir couper jambes. Sortir après huit jours, trouver encore militaires pour faire porter morts après gonflés, sentir très mauvais, noirs et pourris et toujours marcher avec civière pour vider cadavres en mer, rentrer le soir et cacher moi derrière lit monsieur SIAU, plus sortir du tout quinze jours et manger biscuits et pas poser morts ni tenir femme à couper jambe. Moi, mieux aimer couper tête à moi. "
Les mœurs de ce pays-ci sont très curieuses et ne ressemblent guère aux nôtres. Tout ce qui a du sang nègre dans les veines, serait-il blanc comme mon papier est paria, bâtard, matière taillable, race de bestiaux, bon à vendre, à atteler, à rosser. Leur contact déshonore, comme le contact du bourreau. On vous croirait pestiféré, si vous leur donnez la main et pourtant, ici, donner la main, c'est pour saluer, c'est vous dire qu'on vous regarde comme un brave homme.
Ne parlons donc pas des nègres, ils sont parqués et font partie du matériel de bétail, qui constitue l’habitation, terme qui équivaut à celui de terre, propriété ou autre. Les blancs sont frères, ils sont tous nobles, tous égaux, tous admissibles. Le travail les avilirait, ils se gardent bien d’en faire. J’ai un voisin blanc, qui tient un cabaret, je ne voudrais assurément pas de lui pour cent écus par an qu’il me donnerait, pour m’en faire mon valet d’écurie, mon décrotteur, mon aide-mécanique. Quand il n’est pas mort-ivre, il est saoul. Alors il parle comme une crécelle ou comme une tourterelle; c’est un moulin détraqué, un tournebroche dont le volant vient de tomber, une vieille poulie qui grince, une porte d’armoire mal graissée. C’est un pourceau qui grogne, un sagouin qui rote, un vilain qui dégoise un tas d’ordures et d’incongruités. Ecoute le dire des douceurs à sa moitié, créature encore plus ignoble que son mari. C’est un beau couple, qu’il fait bon entendre deviser pour s’instruire :
-« Je te dis que tu n’es qu’une carne et un chameau. Si tu ne tais pas ta gueule, je vas la caresser avec mon éventail, tu le connais déjà, c’est mon manche à balai. »
- « Tu sais que j’en détache à l’occasion, sale bête que tu es, mauvaise drogue, chienne de pourriture, tu déshonore mon nom de Tr., je te donne un quart d’heure pour débarrasser la maison, il n’est que temps, va-t-en ! File, file, hue morue ! »
Et là-dessus il la met à la porte à grands coups de pieds au cul, puis il ferme les portes et achève de se saouler mort-ivre. Alors la femme rentre par une issue quelconque que lui ouvre son fils, elle est ordinairement saoule, et elle s’achève avec ce qui reste sur la table, puis ils tombent dans les bras l’un de l’autre, ils font sous eux et se lancent des fusées au visage réciproquement pendant le reste de la nuit.
Eh ! bien, ceci est au vu et au su de toute la ville et tout le monde les salue, leur dit bonjour. Le directeur de l’intérieur fait comme les autres, tous les bourgeois leur adressent quelques mots agréables en passant. Il s se prennent de gueule régulièrement quarante fois par semaine avec de pauvres nègres, qui cheminent tranquillement avec leurs fardeaux qu’ils portent en ville. Dernièrement ce monsieur Tr. a brutalement poussé un petit enfant de quatre ou cinq ans qui suivait son père en trottinant. Le père s’est retourné, ce caractère est incompatible avec la servitude, c’est une dignité qui proteste et qui se révolte quand on l’atteint :
-« C’est mon enfant, Monsieur, vous êtes un misérable et je vous défie d’y toucher. N’approchez pas ou je vous éventre. »
A l’instant même mon ivrogne a fait saisir le nègre insolent par la gendarmerie, qui le conduisit en prison.
-« Au nom de la loi, s’écriait-il, je veux aller parler au procureur du roi, il dira si je dois souffrir qu’on brutalise mon enfant. Au nom de la loi, au nom de Dieu, laissez-moi protéger mon enfant ! »
Je suis resté assis sur un banc, j’entendais distinctement battre mon cœur, je calculais de quelle manière je pourrais servir cet homme et je comprenais que mon intervention immédiate nous serait plus nuisible à tous deux que profitable. Le nom de Dieu fut invoquée en vain, je pense, mais celui de la loi conserve ici quelque pouvoir. Le nègre fut relâché au bout d’un quart d’heure. Il revint tenant son enfant par la main. Il entendit sa femme, qui était accourue chez le père Tr. et qui pleurait pour obtenir sa grâce.
-« Femme, dit-il, suis-moi, ne reste pas ici, je ne veux pas que tu entres dans cette maison. »
Il s’en alla sans parler davantage. Le truand n’y prit pas garde, car en ce moment la boisson gargouillait dans son sac et fermentait sans provoquer l’évacuation par la voie la plus ordinaire chez cet ignominieux personnage.
C’est aujourd’hui le 16, décidément c’est un beau jour et je pense qu’il faut un nom de famille à Nicolas. Robinson avait appelé son noir Vendredi, pourquoi le mien ne s’appellerait-il pas Nicolas Seize ? Si, plus tard, il produit d’honorables rejetons et que le roi lui permette d’ajouter la particule, sauf l’orthographe, ils s’appelleront comme un homme bien estimable. Qui sait, peut-être qu’un jour on parlera de la famille des Seize, elle disposera des grâces et fera du bien à la famille Be., car, toute famille qui s’élève ne parvient que par un certain esprit d’ordre et de tenue qui porte chacun de ses chefs à conserver ses titres. Or, ils verront qu’ils descendent tout droit d’un esclave affranchi par un certain Be.-Ba.et tout ce qui s’appellera Be.ou Ba.ne pourra jamais leur être indifférent.
Ta conduite envers ma filleule Eugènie te fait honneur et m’attacherait à toi davantage, s’il était possible. J’arrange dans ma cervelle beaucoup de choses, qui, sans doute, ne se feront pas comme je l’entends. La mère aussi était esclave et j’ai cherché à l’affranchir. C’est pour elle que j’ai inventé cette espèce de table de Pythagore qui m’a servi à apprendre à lire à Nicolas. Si ces petits braves gens-là se mariaient, nous leur ferions du bien tant que nous pourrions. Nicolas est un superbe garçon, qui certainement lui plairait, car il est très joli homme, il a une mine de santé, de vigueur, de franchise et de bonne humeur qui fait plaisir. Il n’est pas plus noir que mon frère Charles, il est fort habile en beaucoup de choses, c’est un bon jardinier et il est excellent cuisinier. Il s’entend à soigner le bétail dans la perfection, il est honnête et rangé comme une fille. Il faudrait donc qu’Eugènie grandit et prit de la consistance et mon idée pourrait se réaliser. Elle s’appellerait madame Seize et je crois que beaucoup de jeunes filles de sa condition envieraient son sort, car elle aurait un bon mari que j’espère façonner à ma manière d’ici au retour, de telle sorte qu’il parlera et agira comme une personne naturelle.

Basse Terre, le 30 mars 1844
Je vais voir à la Pointe à Pitre si je peux acheter Nicolas, car il me tarde de consommer cet acte, qui nous portera bonheur, sois-en sûre. Je n’ai pas grand plaisir ici, ne regrette pas cette somme, c’est bien placé, nos enfants trouveront les titres de vente à la libération immédiate. Je sais bien que c’est aller un peu trop vite et que je devrais ajourner jusqu’à ce que j’aie pourvu complètement à ce qui vous touche, mais, tu vois bien que je suis un peu aventureux et, puisque je hasarde ma peau, je peux bien risquer quelques sols. Ainsi, ne me gronde pas, mes camarades d’ailleurs ne seront pas sourds à mon appel et peut-être que déjà tu as reçu quelques mandats, qui couvriront une partie de nos déboursés. Nicolas se met en quatre pour gagner six liards de droite et de gauche honnêtement, je t’assure, car il a failli l’autre jour se faire tuer en étrillant le cheval d’un bourgeois qui lui donne quinze francs par mois pour cela. Sitôt qu’il a cent sols, il me les apporte en triomphe. J’ai déjà quarante cinq à lui. Je t’ai dit, je crois, qu’il est placé dans les ponts et chaussées, ici, comme garçon de bureau et qu’il gagne une cinquantaine de francs, mais son maître met la main dessus pour les trois quart.
C’est dégoûtant comme on utilise les esclaves, on les considère absolument comme des bœufs. Je trouve perpétuellement sur mon chemin des dames et des demoiselles, qui se carrent avec leur ombrelle dans des palanquins que portent de pauvres diables, qui suent et soufflent. Il est certain que j’aimerais mieux être le porteur que le porté, mais pour m’obliger à être porteur, il faudrait nécessairement me couper la tête, ce serait le seul moyen de m’y faire consentir et encore c’est tout au plus.


2 avril 1844
Je pars décidément pour une grande tournée; je tâcherai d’acheter Nicolas en passant à la Pointe à Pitre. Je me ferai aider par le préfet apostolique, qui décidera la maîtresse, qui passe pour dévote. Le maître est aveugle et dit oui, quand la femme dit oui. De.pense que je ferais bien de ne pas l’affranchir tout de suite après l’avoir acheté. Ma foi, moi, je suis pressé et je ne suis pas de cet avis. Sitôt acheté, sitôt délivré ; je ne vais pas par quatre chemins. Cet homme a un bon naturel, il ne fera pas, pour premier usage de sa liberté, une mauvaise action et c’en serait une de me planter là, sans contribuer, comme il est convenu à sa rédemption.
« Si maître donnait son cheval à moi, pas jamais vendre lui. »
C’est caractéristique et cette réponse me donne confiance
En passant à la Pointe à Pitre, j’ai déjeuné chez le préfet apostolique, c’est l’évêque du pays. Je l’ai prié d’intervenir près de monsieur et madame La., propriétaires de Nicolas, qui ne voulaient pas le vendre et qui voulaient même le forcer à quitter l’emploi qu’il a dans mes bureaux, quoique le pauvre diable leur envoie exactement trente francs par mois. Je savais positivement que Nicolas, en rentrant, aurait reçu des coups régulièrement tous les matins pour déjeuner. Le préfet apostolique est intervenu avec beaucoup d’empressement. J’ai fait agir d’autres personnes et je suis parvenu à les décider à mon retour.
Nicolas Seize est libre.
Tu recevras par la direction des ponts et chaussées les actes qui ont opéré cette modification dans son sort. Maintenant, il peut se marier, on ne vendra pas ses enfants.
Depuis que je suis parvenu à mes fins, j’éprouve un bien-être extraordinaire et je chante comme un rossignol d’Arcadie.
En rentrant à la Basse Terre, Nicolas, qui savait que je m’occupais de sa grande affaire et qui avait beaucoup pleuré au retour de Debrest, lequel avait échoué quelques temps auparavant, m’a regardé avec des yeux scrutateurs et inquiets.
- « Paquebot est arrivé et moi vivement couru prendre lettres de madame Lu.. Ly écrire deux grosses à vous. »
J’observais ce pauvre homme du coin de l’œil, car sa bonne nature me touchait. Mon visage était un peu fatigué, la joie de voir tes lettres s’y montrait d’un autre côté et j’avais une arrière-pensée que je cachais à Nicolas, arrière-pensée qui l’intéressait vivement. Mais il ne me fit pas de questions et je voyais qu’il était, au bout de quelques minutes seulement, préoccupé de ce qui m’était personnel, ne cherchant plus sur ma physionomie à découvrir autre chose que ma santé et mon contentement.
Je lus tes lettres dans ma chambre et je l’appelai. Tu sauras que dans ce pays-ci on est aussi bien déshonoré en donnant la main à un homme, qui a la peau noire, jaune ou verte, qu’en la donnant à un brigand. Or je le fis venir et je l’embrassai en lui disant qu’il était libre.
Je n’ai pas vu le Bon Dieu, mais je gagerais ma tête à couper qu’il était, dans quelque coin, riant comme un fou et content comme un roi. J’ai appelé ensuite Ed. et je lui dis que je voulais que mes amis pussent avoir part au gâteau pour que le Bon Dieu put leur dire : « J’étais garrotté et vous m’avez délivré. » En conséquence, elle m’a donné vingt cinq francs en me demandant si c’était suffisant. J’ai répondu oui, mais que, maintenant que l’action était faite, je me rappelais que le Bon Dieu avait dit ailleurs que celui qui sème doit recueillir. Adoncque, je lui ai donné cinquante francs, ce qui fait que l’offrande d’Ed. m’a aidé à l’envers pour vingt cinq francs. Elle s’en est allée parfaitement ravie, parce que je l’ai assurée que le Bon Dieu serait joliment attrapé.
Je crois t’avoir dit que le rachat de Nicolas serait une affaire de deux mille écus, mais j’ai si bien marchandé que je pense que deux mille quatre cent suffiront. Nicolas contribuera pour sept ou huit cents francs, j’estime donc que nous n’aurons à fournir qu’environ mille huit cent francs. Il faudrait que les camarades fissent un millier de francs et notre sacrifice ne serait pas au-dessus de ce que nous pouvons faire. J’en serais quitte au besoin pour rester ici un mois de plus. Si les camarades ne font rien, ce serait une prolongation de deux mois qu’on pourrait abréger en n’atteignant pas tout à fait le chiffre d’économie que je désirais atteindre. Avec de l’ordre et en nous serrant un peu ultérieurement, nous compléterons.


20 avril 1844
J’ai donné cinquante francs à Nicolas pour achever une petite somme nécessaire pour racheter son petit-neveu. Le père de cet enfant, frère de Nicolas, l’a fait acheter par monsieur Beau, capitaine d’état-major et secrétaire du gouverneur. Il ne pouvait pas le faire directement, attendu qu’il est esclave lui-même ; le père parviendra à se faire affranchir plus tard, il appartient au Gouverneur (Go.) et il est bien en attendant. Son enfant venait d’être vendu par son maître (c’est une chose horrible, le père et l’enfant sont vendus séparément) à un bourgeois qui allait l’emmener je ne sais où. Le Gouverneur, touché des supplications du père a fait appeler le bourgeois et l’a décidé à revendre l’enfant au moyen d’un bénéfice honnête. Il est juste de gagner, quand on trafique sur une marchandise humaine, c’est un commerce comme un autre et, le commerce demande le lucre. Ainsi, voilà une famille qui va devenir libre tout doucement. Il ne s’agit que de les aider à ne pas s’embourber, car ce serait un fort mauvais présent à faire à un homme que de lui donner sa liberté en le mettant sans autre précaution sur le pavé du roi, il ne saurait où donner de la tête. Si vous ne le soutenez pas, tout le monde le repoussera, car les habitants sont intéressés à démontrer que l’esclavage vaut mieux pour ces gens-là que la liberté. Ils s’entendent donc tacitement pour que les affranchis crèvent de faim, ils tombent donc dans le désordre et le vagabondage ou bien ils mendient et crac, ils arrivent à la geôle avec un boulet au pied. Alors les habitants vous disent : -« Vous voyez bien, qu’en dites-vous ? » Je dis que vous êtes des truands.


3 mai 1844
C’est une chose singulière que la haine qui existe entre les mulâtres et les noirs et entre ces mêmes mulâtres et les blancs. Ces distinctions de couleur de peau sont véritablement risibles. Le mulâtres ne sont ni chèvres ni choux et, comme je te l’ai fait souvent remarquer, la passion ne s’exerce jamais avec plus d’acharnement que lorsqu’elle ne voit pas clair. On se fâche en discutant, quand on n’a pas confiance dans ses propres démonstrations. Le doute amène le trouble et l’on ne manque jamais de se troubler dans le trouble pour rendre le trouble double.
Les blancs forment ici la noblesse, les noirs la plèbe, pauvre plèbe qu’on foule, qu’on rosse et qu’on traite absolument comme des chevaux. Or les mulâtres haïssent les noirs parce qu’ils veulent à tout prix renier une si basse origine. Les nègres le leur rendent bien parce qu’ils les considèrent comme des ingrats et ils n’ont pas tort. Les mulâtres haïssent les blancs, qui le leur rendent bien, premièrement parce qu’ils ne voient pas une différence assez notable dans la couleur de leur peau pour motiver une exclusion qui leur interdit les alliances et les contacts, secundo, parce que le raisin est toujours vert, lorsqu’il est hors de portée. Les noirs sont une race imperfectible, ça n’a pas d’idées, l’intelligence n’est que de l’instinct, l’esprit est nul et le cœur un mou de veau. Ca ne doit sentir évidemment que les coups de bâtons, aussi on ne leur épargne pas. Pourtant, je ne sais pas si le Bon Dieu se plaît à distribuer des compensations aux malheureux, mais le fait est que j’ai toujours entendu les aveugles chanter et que je n’ai jamais rencontré d’enfants plus joyeux et plus gais que les nègres, ce sont de véritables enfants qu’un rien fait rire et divertit. Or, ils se mêlent de faire de la poésie et de chansonner les mulâtres. Je n’entends pas un mot de leur idiome, mais je vais te composer une chanson en vingt cinq mille couplets, dont je n’ai compris que le refrain et qu’on peut arranger à la fantaisie :
« Voyez-vous ce bambin, comme il se dresse et se requinque, il était hier au maillot, c’est un homme, à ce qu’il pense, et il prétend que la négresse n’est pas sa mère.
Il va remplir ses goussets de cailloux, qu’il fera sonner, il va se croire riche et se dire que la négresse n’est pas sa mère.
Il mène le cheval de son maître boire au ruisseau, pour revenir il se détournera du chemin de l’abreuvoir, il ira sur le carrefour et le fera caracoler en disant que la négresse n’est pas sa mère.
S’il dérobe dans l’office un beau fruit ou quelques gâteaux, il les mangera sur la promenade pour démontrer que la négresse n’est pas sa mère.
Et cetera.. »
Cette chanson m’a profondément ému. Tout le reproche roule sur ce que l’enfant a renié sa mère. Les pauvres gens souffrent, sans se plaindre, qu’on les vende et qu’on les éloigne, mais cet abandon volontaire qui les transforme en renégats transforme aussi cette tendresse, que la nature a mise au cœur des pères et mères, en un sentiment douloureux, mélange inexprimable de mépris et de regrets. Ils récapitulent avec amertume les futiles prétextes d’un criminel oubli, leur plainte n’affecte la forme de raillerie que parce qu’ils cherchent à se moquer pour se dispenser de maudire.
A mon passage à la Pointe à Pitre, j’ai fait marché avec le père La., qui m’a vendu Nicolas. J’étais pressé, je n’ai pu passer l’acte. Le préfet apostolique s’est chargé de terminer et de payer. Tout a été stipulé, nous avons frappé en mains. A mon retour, j’ai vite expédié l’argent. J’étais donc fort tranquille, lorsqu’on m’annonce que tout est rompu et que le père La. se dédit, qu’il est question de faire saisir Nicolas chez moi pour le reconduire chez ses maîtres. Moi, qui l’avais embrassé en lui annonçant qu’il était libre, moi, qui lui avais donné ma parole en frappant aussi dans sa main, moi, qui vous avais écrit que désormais cet homme pourrait se marier et qu’on ne vendrait pas ses enfants, moi enfin, à qui cet homme avait manifesté son attachement en disant que pas jamais vendre cheval donné, j’aurais donc manqué à ma parole parce qu’un misérable manquait à la sienne, j’aurais fait banqueroute parce que les banqueroutiers m’auraient ruiné. Non pas, s’il vous plaît ! On n’est jamais ruiné quand on a du cœur et j’en ai. On tient sa parole et l’on conserve sa propre estime en se déconsidérant, s’il le faut.
Je fis venir Nicolas et je l’instruisis de l’abominable conduite du père La.. Ne l’accusez pas, me dit-il, (je traduis ses paroles, car il n’y a rien de risible dans cette horrible affaire), c’est sa femme qui cause mon malheur. Elle ne consentira jamais à mon affranchissement. Son mari est infirme (il est aveugle) Elle le trompe indignement et, non seulement elle n’ignore pas que je connais son ignoble conduite, mais elle sait que je l’ai surprise jetant dans son chocolat que j’avais préparé je ne sais quelle préparation qui n’avait pas pour but de prolonger sa vieillesse. Imagines-tu cette chance ? Sur cent dix mille esclaves, je mets la main sur un homme qui appartient à une empoisonneuse. Je l’achète et la femme adultère s’interpose pour m’en dessaisir et le garder sous sa férule pour lui fermer la bouche en le menaçant du fouet.
Je suis allé trouver le gouverneur et je lui ai dit :
-« Amiral, j’ai promis la liberté à cet homme, il m’appartient, je vous demande une goélette et je vais le faire évader. La justice fera ce qu’elle voudra ensuite et je me débattrai avec elle, quand j’aurai mis l’objet de nos débats en sûreté. »
Aujourd’hui, je suis gros-jean comme devant, l’intervention du préfet apostolique près de cet homme aveugle a fini par le décider. L’acte est signé. Nicolas Seize est libre. « Gloria in excelcis Deo ! »


19 mai 1844
Je n’ai pas eu beaucoup de pluie pour aller dîner chez notre trésorier. Il faisait noir comme dans un four quand je suis revenu. Nicolas m’accompagnait, il était fier de son succès, attendu que, dans la maison, on a voulu préparer des glaces et qu’on ne pouvait pas en venir à bout. Il a offert ses services et il les a fait prendre d’un coup. Il est fort adroit et très bon garçon. Il a une peur du diable qu’il ne m’arrive quelque accident et, quand il voit qu’on me fait politesse, il se rengorge. Il admire fort Ed.
-«Li être courageuse beaucoup et bien aimer vous. Moi aussi bien aimer elle et bien soigner jardin pour donner bons légumes à elle. »
Je lui ai fait cadeau d’un de mes chapeaux, que j’ai fait retaper à son intention
- « Li aller parfaitement sur tête à moi, à présent faire le monsieur. »
De.lui apprend à écrire, ce qui va achever son éducation sur la lecture. Il fait des pleins et des déliés et, quand il écarte son coude de son corps, De.l’assomme de coups de règle, alors il rit en ouvrant une vraie bouche de four. Il manie sa plume en la serrant comme si c’était un pieu de trente livres et au bout d’une minute il est éreinté des efforts surhumains qu’il lui faut faire pour la mouvoir. Une pioche d’un demi-quintal ne le fatiguerait pas davantage
-« Li être lourde comme un diable. »
J’espère qu’il écrira bientôt.


Basse Terre, le 28 mai 1844
Je vois, ma pauvre amie, que tu ne reçois aucune participation financière des camarades. Ne m’en veux pas d’avoir agi comme je l’ai fait. La somme que j’aurai distraite pour rendre la liberté à un honnête homme n’aurait pas beaucoup augmenté notre fortune et, le plaisir que je trouve dans l’accomplissement de cette bonne œuvre me donnera la santé, dont j’ai besoin, pour réussir dans mes projets. Sans doute il y aurait eu quelque sagesse à temporiser, à s’assurer des ressources éventuelles au préalable, mais, si pendant ces délais je fusse mort, et si, faute de cette distraction à mes peines, et c’en est une qui me rend tout joyeux de temps en temps, le découragement s’était emparé de moi, l’économie n’eut pas justifié cette sagesse de temporisateur. Il est clair que je suis hors des règles ordinaires pour le moment présent, je joue gros jeu, il faut donc se hâter, hasarder un peu, pousser sa pointe et compter sur le Bon Dieu. Ainsi, ma Louise, ne me blâme pas de cette dépense un peu forte pour nous, mais qui ne s’effectue qu’une fois dans la vie et qui est si bien employée à sortir, non pas de la misère, mais du bagne, toute une génération, car l’esclavage est pire que le bagne; les esclaves sont certainement plus malheureux que les forçats et ils ne l’ont pas mérité.
Je tenais à faire cela, c’était une idée fixe. Au moins j’aurai servi à quelque chose d’évidement utile.


Basse Terre, le 13 juillet 1844
Le gouverneur, lors d'une visite que je lui ai faite, m'a parlé de l'abolition de l'esclavage et s'est mis à m'expliquer comment il opérerait pour y arriver sans troubles et sans désordres. Je l'écoutais avec admiration par la raison toute simple qu'il énonçait à cet égard mes propres idées. C'était donc une admiration réfléchie sur moi-même, pauvre cœur humain percé à jour et de toute part accessible à l'orgueil et à la vanité ! Je n'ai rien eu de si pressé que de lui développer mon plan, quand il m'eut montré le sien en motivant les légères différences et il hochait la tête, comme enchanté. Après quoi, il me dit :
-« Je suis la seule personne de l'île à laquelle il soit interdit d'exprimer à cet égard ses sentiments. Les vôtres s'en rapprochent tellement que c'est à peu près identique. Que ne le faites-vous connaître ? »
-« Mais, amiral, c'est déjà fait. Je n'ai pas crû devoir rester indifférent à cette question et, à tout hasard, j'ai écrit à monsieur Jaunac, député de Dijon, qui fera, de ce que je lui ai dit l'usage qu'il croira utile. Du reste, il paraîtrait que cette lettre n'a pas été jetée de côté, car mon père m'écrit que monsieur Ja.trouve mes idées très sages et qu'il se propose de les soumettre aux ministres. »
-« Savez-vous, mon cher voisin, ce qu'il faudrait pour réaliser tout cela et faire un bien immense à ce pays-ci ? Il faudrait donner au gouverneur un pouvoir à peu près absolu sauf à le pendre, s'il en abusait. J'en courrais volontiers la chance à la condition que j'aurais, pour m'assister dans cette grande entreprise, un homme comme vous. A nous deux, nous en viendrions à bout. Je me ferais craindre, vous vous feriez aimer et nous affranchirions tout ce monde-là sans que personne en souffrit. Ce serait un énorme service que nous aurions rendu et nous en trouverions la récompense dans le sentiment que nous aurions d'avoir été utiles."


2 octobre 1844
Dieu soit loué une seconde fois pour la justice expéditive. Le père La., qui s’est si indignement conduit pour me vendre Nicolas, vient d’acheter un bien de mineur. Il y avait du micmac dans ce trafic. Il a payé trente mille francs comptant et le lendemain de ce paiement, le mineur est devenu majeur, sans modulation intermédiaire pour motiver le changement de gamme. L'effet a été magique et les trente mille francs parfaitement perdus. Cela fait une soirée musicale un peu chère. J'en suis bien aise si cette disgrâce lui fait faire de sages réflexions. J’en suis fâché s’il doit souffrir en pure perte. Je ferais volontiers un petit sacrifice si je pouvais, par ce moyen, lui faire comprendre qu’il existe évidemment une connexion entre ces deux faits, qui semblent tout à fait isolés l’un de l’autre : sa mauvaise foi dans son marché avec moi, sa mésaventure dans le marché avec le mineur. Je tâcherai du moins, dans son intérêt de lui faire connaître mon opinion sur la succession des phénomènes.


Basse Terre, le 28 avril 1845
Nous avons eu cette nuit deux secousses de tremblement de terre précédées d’un bruit souterrain. Je crois que toutes les Antilles reposent sur quelques gouffres qui finiront par engloutir tout cet archipel avec l’attirail d’esclaves, de maîtres, d’aventuriers et de busons, qui s’agitent et se tiraillent à la surface. Il n’est guère possible que le Bon Dieu n’entende pas les quatre vingt dix mille coups de fouet qu’on administre régulièrement chaque jour à de pauvres créatures qu’on maintient dans l’ignominie et l’abjection. Ces sortes de cantiques ne sauraient plaire à son oreille et un beau jour, il écrasera cette engeance d’un revers de sa main.
Puisque je me détermine à rester, il faut que mon séjour serve à quelque chose. Il est utile d’appeler à nouveau la bénédiction du ciel sur une entreprise, qui ne se recommande pas aussi bien que la première, afin que la protection évidente qui m’a été accordée ne se retire pas. En conséquence, j’ai à peu près résolu de consacrer une partie de mes nouvelles économies à affranchir le frère de Nicolas Seize. Je tâcherai qu’il s’aide lui-même, Nicolas contribuera. Son frère, une fois libéré, délivrera sa femme. Il a déjà affranchi son fils. Et voilà que toute une famille sortira de la fange par notre intervention. Le frère s’appellera Lazare Seize, si je réalise mon projet, ce qui ne me paraît pas sans difficultés, attendu qu’il est esclave du gouvernement.


25 juin 1845

Ce pauvre Nicolas me continue les soins les plus empressés. C’est un bon garçon qui me réjouit par toute sorte de témoignages d’affection qui ont un caractère de sincérité qu’on ne peut pas mettre en doute. Il regrette Ed. et parle d’elle comme elle le mérite. Il me disait tout à l’heure :
- « J’ai rêvé à mademoiselle Ed., elle me faisait des reproches sur mon ouvrage et cela me faisait de la peine, car j’aimais bien quand elle était contente. »
-« La pauvre Ed. vous grondait donc quelquefois ? »
-« Mais oui, quand je n’arrangeais pas les affaires comme il faut, elle avait quelque chose sur le cœur, elle le disait tout de suite, mais elle était bonne et rien le moment d’après, comme si elle ne s’en souvenait plus. »
Il voudrait que je partisse sans plus tarder ; il voit bien que maintenant je n’ai pas grand chose de bon à attendre de bien des gens, qui ne se contenaient que parce qu’ils voyaient qu’il était difficile de me mordre.
Son oncle est venu exprès de la Pointe à Pitre pour lui dire ceci, que je ne te rapporte évidement que comme moyen de te faire connaître les idées du pays. Ca n’a pas de sens commun, mais c’est significatif.
-« Votre monsieur Be.est un bon homme ? »
-« Oh ! oui, mon oncle, c’est un très bon homme. »
-« C’est lui qui vous a fait du bien ? (faire du bien à un esclave, c’est lui donner la liberté) »
-« Oui, mon oncle, c’est lui qui m’a fait du bien. »
-« Ainsi on ne m’a pas trompé, c’est bien cela, ceux qui m’ont assuré qu’il était bon homme étaient bien informés. On dit qu’il voudrait faire du bien à tout le monde, s’il le pouvait ? »
-« J’en suis persuadé. »
-« Hé! bien, mon cher, je suis venu parce que je n’avais pas envie de me confier à personne pour vous écrire. Dites-lui de prendre garde, on pourrait bien lui donner une dose (poison) comme à l’amiral ; c’était un bon homme aussi celui-là, qui cherchait à faire du bien à nous tous, aussi ils lui ont donné une dose. »
-« Ah! mon oncle, vous ne m’étonnez pas. Quand je l’ai vu mourir si brusquement, ça m’a frappé et j’avais eu cette idée-là. »
-« Elle n’est que trop vraie, j’en suis bien sûr, car j’étais couché sur des cannes, on ne me voyait pas, j’ai entendu des individus qui parlaient de lui et qui disaient : il est pris, il en tient, il n’ira pas loin. Je suis un pauvre homme, on ne m’aurait pas écouté, je me serais fait rouer de coups, si j’avais parlé, mais comme j’ai entendu dire que votre monsieur Be.était son ami et qu’il était bon homme, j’ai demandé permission pour venir vous voir afin que vous preniez garde à lui et que vous l’empêchiez d’aller dîner en ville. Bien sûr qu’il se trouverait des gredins qui lui donneraient aussi une dose. »
Toutes ces conjectures sont stupides, c’est sans fondement, mais voilà où ils en sont et, par le fait, il arrive de temps en temps qu’on donne des doses, mais à peu près comme cela se pratique en France où il y a bien aussi quelques empoisonneurs. Le médecin de l’amiral était trop habile et trop dévoué pour s’y méprendre, si sa mort eut été causée par un crime. Mais que veux-tu ? Que pensent de pauvres gens qu’on abrutit par de mauvais traitements, qui voient des infamies abominables. Je t’ai dit que le maître de Nicolas avait une coquine de femme et que Nicolas l’avait surprise mettant une dose dans son chocolat, que lui, Nicolas, renversa comme par maladresse. La dose était une certaine quantité de mouches cantharides, afin de déterminer une fièvre inflammatoire assez semblable aux fièvres pernicieuses du pays, c’est assez ingénieux. Au surplus, tu peux être tranquille, on ne me donnera pas de dose, attendu que c’est Nicolas qui fait ma cuisine qui est peu compliquée et que, quand je dîne en ville, je ne vais que chez des honnêtes gens.


7 juillet 1845
Voilà deux ou trois heures que je ne peux plus tenir en place, je trouve Nicolas sur mon chemin :
-« Mais Monsieur, vous avoir l’air de souffrir beaucoup, grandement fort ? »
Pour toute réponse, je lui tourne le cornet de mon oreille et je lui dis :
-« Voilà ce que c’est. »
-« Ah! li être un clou fort gros, c’est fort déplaisant, pourquoi pas avoir dit ça à moi tout de suite ? Et puis, casser la tête à clou, li être fort mauvais. Si casser la tête à lui, faut qu’il fasse une autre tête et souffrir double. Mais moi piler tout de suite raquette avec farine manioc et jaune d’œuf et ôter le mal au grand galop avec bourbillon et la mauvaise denrée. »
Pile, mâtin, la raquette et le volant et ôte-moi ça, si c’est possible, car ça m’embête joliment ! Sur quoi, mon animal a pilé de la raquette(c’est une espèce de plante grasse), il a fait une pâtée dégoûtante pleine d’œufs et, de fait, ça pue comme un rat mort. Il m’a plaqué ça sur l’oreille et je ne souffre plus du tout. C’est une bénédiction comme cette cochonnerie ôte le mal prestissimo.


8 juillet 1845

J’ai assez bien dormi, mon clou se dégonfle, le mal est décidément ôté. Je suis allé me baigner ce matin et, sauf une espèce de lassitude de la moitié de la tête, je ne souffre plus du tout.


10 juillet 1845
Cet animal de Nicolas avait raison. Il y avait, parbleu, bien un bourbillon dans mon clou. Ce bourbillon est sorti. Figure-toi une boule comme un petit pois un peu gros et qui a laissé dans le cartilage de mon oreille une petite géode sphérique, parfaitement dressée, qui présente bien une concavité bien rose et bien nette. C’est un joli travail !
J’aime mieux que ça me soit venu qu’à toi, ça t’aurait trop fait souffrir, tandis que moi je n’y pense déjà plus. D’ailleurs, par compensation, Nicolas m’a retiré ce matin de dessous l’ongle d’un orteil une infâme petite bête qui y avait établi sa petite maison, c’est une autre géode en tout semblable à celle de mon oreille. La Guadeloupe est un pays charmant eu égard aux réjouissances et aux friandises.


16 juillet 1845
Nicolas, tout à l’heure, épluchait des lentilles; il avait la tête penchée sur son assiette et l’air méditatif et mélancolique
-« A quoi donc rêvez-vous ainsi, mon homme ? »
-« Je songe à mademoiselle Ed., li bien étonnée maintenant quand va savoir vous pas venir. Li épluchait lui-même les lentilles comme moi éplucher à cette heure, li guère décidée à quitter vous, dire à moi de partir en place, puisque vous renvoyez li à cause d’être pas trop de monde sur le bateau. »
-« Et que lui avez-vous répondu ? »
-« Moi dire à li : mais mademoiselle Ed., vous pas pensez que tomberez malade à l’hôpital et alors laisserez monsieur Be.tout seul ? Moi créole, né pas tomber malade et pas quitter li du tout, d’ailleurs li partir bientôt par le vapeur et suivre de tout près pour France. »
-« Et cependant vous saviez que je resterai ? »
-« Oh ! oui, puisque vous dire cela à moi aux Trois Rivières, mais fallait tromper li puisque jamais partir sans cela. »
-« On me dit pourtant que j’ai mal fait de la tromper ? »
-« Oh ! fort bien fait au contraire, car li mourir en l’hivernage. Etre fort courageux, mais souvent pleurer le pays, pas trop aimer la Guadeloupe et souffrir en tout temps sans se plaindre à vous pour pas chagriner. Moi li aime beaucoup mademoiselle Ed. et bien rire quand revoir li. »
Et là-dessus, mon animal s’est mis à rire avec un fracas tellement bruyant que j’ai cru qu’il apercevait quelque chose au dehors et que je me suis levé pour aller voir ce que c’était. C’était tout bonnement l’histoire de rire quand il arriverait en France, une manière de s’exercer. Tu le reconnaîtras à cette espèce de manière d’aboyer.
-« Et Debrest, ai-je mal fait de le tromper ? »
-« Oh ! li, monsieur De.sûrement mourir en l’hivernage, plus mieux que mademoiselle Ed.. Li trop trop beaucoup de sang et tête rouge, sans point de col et pas savoir soigner tempérament, médecine toujours mal à propos et craindre trop les fièvres jaunes. Li bien changé depuis trois ou quatre mois et pas aller loin si continuer. »
-« Mais j’espère bien qu’il ira assez loin pour retrouver sa femme ? »
-« Oh ! oui, l’air de mer bien remettre li et retourner en France tranquillement. »
Ainsi soit-il !


Camp Jacob, le 12 août 1845
Voici ce qui vient de se passer au Moule. Une dame envoie son esclave acheter de la morue pour quatre sols. L'esclave y va, il en achète pour quatre sols avec l'argent de sa maîtresse et, pour six sols qu'il avait épargné, il s'en fait donner une seconde portion pour lui-même, sa femme et ses enfants. Il rentre et présente les deux parts en expliquant le fait. La dame prétend que l'esclave la trompe et que la grosse portion est la sienne
-"Moi assurer vous qu'il est à moi, pouvoir aisément l'informer vers le marchand."
-"Tu es un menteur et pour t'apprendre à me tromper je garderai le tout."
-" Vous pouvoir tout garder, mais c'est mal à vous, car morue-là li bien à moi pour faire manger petites filles miennes et puis leur mère."
-" Veux-tu te taire, voleur."
-"Moi pas voleur du tout."
-" Ah ! tu raisonnes ? Attends ! "
Et là-dessus la dame ôte une pantoufle de ses pieds et soufflette son nègre à tour de bras. Le nègre subit cet outrage sans sourciller, puis il s'approche de la table de la cuisine, saisit un grand couteau et l'enfonce dans sa poitrine en disant à sa maîtresse
-"Madame, à présent c'est fini, pauvre Jérôme li plus esclave à vous, mangez morue toute seule, li coûter cher à vous, car moi valoir bon serviteur et mourir de suite. Vous plus pouvoir à présent frapper visage à moi avec chaussure à vous. Adieu,Madame."
Et il tomba noyé dans son sang, la cuisine en était remplie. Les gendarmes survinrent et parlèrent à cette horrible femme en vrais gendarmes indignés. L'homme était mort.
Si tu entends dire que l'esclavage est une condition tolérable, que les esclaves ont un sort plus doux que nos paysans, ne réponds rien à ceux qui professent cette opinion, ils mentent et ils le savent. Note-les seulement et éloigne-toi de ces gens-là, ils ne peuvent pas être honnêtes.
Je parlais ce matin de ce fait à Nicolas.
-"Madame La. (dont il était l'esclave) li faire souvent à moi-même la même chose, li souffleter un jour une pauvre négresse. Li partir au bois maronne pendant trois mois, puis revenir après fort maigre et malade. Madame La. envoyer à l'habitation voisine quérir un fouet et me donner li pour battre négresse. Moi pas vouloir disant n'être pas un bourreau. Alors li faire venir un autre homme et faire battre moi et pauvre négresse aussi forts et grands coups. D'ailleurs, m'y envoyer en commission chercher morue. Si point trouver morue être battu, si trouver li tout de même, battu pour être trop longtemps dehors. "


22 août 1845
J'ai pour voisine une charmante femme extrêmement sage, elle communie tous les dimanches et passe sa vie à faire le chemin de croix et beaucoup d'autres choses édifiantes et curieuses. Or, un de ses esclaves a fait une faute comme qui dirait d'avoir oublié de balayer une écurie. La brave dame l'a condamné à recevoir sur les fesses pendant six jours tous les matins douze coups de fouet. Ces instruments te feraient trembler rien que de les voir, chaque coup emporte une pièce de peau et fait une entaille dont on garde la trace toute sa vie. Comme la dame est indulgente et charitable, il faut croire qu'elle aura voulu cicatriser plus promptement les blessures de son esclave, car elle a commandé de lui frotter les fesses, après l'opération, avec une décoction de citron, de sel et de piment.
Les cannibales sont cruels, mais ils n'ont pas de raffinements si délicats. J'ai peur que la terre ne tremble encore avant mon départ et qu'elle ne m'engloutisse avec ces brigands-là. Ce sont les femmes qui sont les plus odieuses, quand elles s'en mêlent.

   
     

Glossaire

 
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